Petite philosophie de l’économie du partage

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Vincent Lorphelin, co-Président de l’Institut de l’Iconomie (*), un think tank indépendant

L’économie du partage porte un vice caché : le contrat implicite, économique et moral, entre opérateurs et pionniers, ne survit pas au succès commercial des premiers, ce qui est dommageable pour les seconds.

L’économie du partage multiplie les services d’entraide et d’échange. En favorisant les vertus de générosité et d’empathie, on pourrait penser que cette économie est porteuse de vertus morales. Pourtant la maturation du modèle génère l’expression d’un fort ressentiment qui en révèle un vice caché. Avec un peu de philosophie, celui-ci ne semble pourtant pas insoluble.

Entraide, co-création, co-production et nouvelles valeurs sociales

Grâce à l’économie du partage, Internet revisite l’auto-stop avec BlaBlaCar, la chambre d’amis avec Air’BnB, l’entraide médicale avec Doctissimo, le coup de main avec TaskRabbit, le coup de pouce avec Ulule, la cagnotte avec Leetchi, les petites annonces avec le Bon Coin, le journal associatif avec Huffington Post, le troc, la brocante, les clubs de passionnés, l’échange de bons tuyaux, la recommandation d’artisans, etc.

L’économie du partage semble ainsi porteuse de valeurs sociales comme la consommation responsable, la mise en contact ou la solidarité, voire morales comme l’entraide, la confiance, la générosité ou l’altruisme.

Comme toute nouvelle pratique, l’économie du partage commet bien sûr quelques erreurs de jeunesse. Faute d’ajustements réglementaires et de contrôles, on ne compte plus les cas d’abus, petites arnaques et concurrences déloyales. Mais, au-delà de ces défauts perfectibles, d’autres signaux doivent nous alerter sur un vice plus profond, en particulier lorsque les contributeurs de l’économie du partage se révoltent contre les opérateurs. Les pionniers de BlaBlaCar dénoncent par exemple la perte de l’état d’esprit du covoiturage avec sa marchandisation. Les journalistes du Huffington Post réclament le partage du chèque de rachat pour 315 millions de dollars par AOL. Ceux qui ont soutenu financièrement Oculus s’insurgent contre son rachat par Facebook. De nombreuses voix s’élèvent contre la monétisation de l’économie du partage au seul profit des plateformes. Et cette vision se noircit encore lorsque ces opérateurs désorganisent le travail des professionnels classiques ou ne payent pas d’impôt.

Les pionniers et le mass-market

Pour comprendre ce vice, il faut tout d’abord observer deux grandes catégories d’utilisateurs : d’une part les pionniers, qui sont attachés au simple partage de frais, au côté convivial et à l’entraide, à l’ “esprit collaboratif”, à la confiance que d’autres feront le même pari pour enclencher une dynamique positive, et qui font exister une communauté basée sur de nouvelles règles et comportements.

De l’autre, les utilisateurs plus récents, ceux du mass-market, qui voient avant tout l’intérêt d’un mode de consommation alternatif et ont une approche souvent très utilitaire, même si la relation directe entre particuliers maintient la nécessité d’une certaine civilité.

Les opérateurs des plateformes ont, de leur côté, un intérêt financier objectif à démarrer avec les utilisateurs pionniers puis à repositionner leur offre pour atteindre les utilisateurs de masse. Lors de cette transition, on peut comprendre que les pionniers puissent déplorer la perte de l’état d’esprit originel : le service gratuit devient payant, les nouveaux utilisateurs ont une approche trop consumériste du service, l’intensité des relations sociales sur la plateforme s’affadit, la monétisation est réalisée au seul profit des actionnaires. Pire, l’opérateur ne reconnaît pas leur engagement dans le démarrage de la plateforme. Pour les pionniers, cette perte n’est pas compensée par le succès de masse ni la plus grande rigueur transactionnelle.

On comprend leur mauvaise humeur. On est surpris en revanche par la fréquence des mots « annulation », « désaccord », « trahison ». Dans le cas d’Oculus, un « crowd-sourcer » sur trois réclame même un remboursement, pour un montant équivalent à sa mise de départ ou supérieur. Dans le cas du Huffington Post après son rachat par AOL, les contributeurs disent avoir le sentiment que le journal « les avait mis à profit pour réaliser un bénéfice énorme » et réclament une rémunération en conséquence.

Valeurs morales de l’économie du partage

Que révèlent ces mots ? On aurait pu penser que les pionniers des plateformes avaient donné leur temps et leur créativité sous la forme du « don gracieux » du bénévolat. Tout au contraire : ces mots sont l’expression d’un contrat implicite, que les ethnologues nomment  « don / contre-don », car le « don » se caractérise par l’attente d’un « contre-don » en retour. D’après Marcel Mauss, ce don contractuel est au fondement-même de toute société : « les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité. Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là ».

Etonnamment, la vertu des pionniers n’est pas dans la générosité. Emmanuel Kant le rappelle dans Le Fondement de la métaphysique des mœurs : « il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir ».  C’est en fait en « faisant société » que le contrat implicite des pionniers de l’économie du partage porte cette dimension morale.

Morale de la création d’une société

Celle-ci est encore visible au milieu du XVIIIème siècle, qui attache toujours une vertu morale à la création d’une société. Celle-ci « est une convention de deux ou plusieurs personnes, par laquelle elles mettent en commun, ou leur argent, ou leur industrie, ou une chose appréciable [NDLA « qui est jugée positivement »] : car il n’y a que ce qui peut être apprécié, qui puisse être matière de la société. Ainsi on ne peut pas faire société d’un trafic honteux, d’une chose qui est illicite, et contre les bonnes mœurs. ». Dit autrement, la société est douée de la même responsabilité qu’un individu, ce qui en fait une « personne morale ».

C’est la formation même de la société qui porte cette vertu, et non son activité. Montesquieu nie en particulier la capacité du commerce à faire société : fondés sur l’intérêt, sur le désir naturel de toujours « acquérir davantage », le commerce sépare les particuliers, il s’oppose à ce qui unit les hommes, à « l’hospitalité », à « l’humanité », à « ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres. Ainsi, les anglais, ces commerçants par excellence, ne formeraient pas une véritable société : ils sont « plutôt des confédérés, que des concitoyens ». Cette sentence résonne encore deux siècles plus tard dans le fameux discours de Margaret Thatcher (1987) « there is no such thing as society ».

Cette analyse est précisée par un Adam Smith inattendu : le théoricien de la main invisible du marché développe le concept de sympathie dans la Théorie des sentiments moraux (1759), qui sera approfondi par Saint-Simon, dans le Système Industriel (1821). Selon ce dernier, l’égoïsme moral et économique, l’intérêt bien organisé, ne suffisent pas à faire société. Lorsque les anciennes croyances religieuses qui contenaient l’égoïsme se sont effondrées, les intérêts particuliers divisent plutôt qu’ils n’unissent les hommes. Il faut donc combattre l’égoïsme. […] Un intérêt supérieur doit être pris comme fin des conduites humaines : l’intérêt des autres hommes. Ce qu’il faut opposer à l’égoïsme, c’est la philanthropie, la sympathie. Le « code du sentiment » doit venir corriger l’exclusif « code de l’intérêt ».

Le contrat implicite des pionniers de l’économie du partage relève donc de ces deux codes. Le contrat économique, basé sur le don et le contre-don -y compris sous forme de dédommagement – relève du code de l’intérêt. Le contrat moral, qui « fait société », relève du code du sentiment, dont le sentiment de trahison lorsque les règles sont modifiées unilatéralement.

Point de rupture entre morale et droit

On attribue souvent à l’économie du partage des vertus d’entraide, de générosité ou d’altruisme. Il s’agit en fait davantage, pendant la phase pionnière, des vertus qui permettent de faire société : philanthropie, sympathie, justice, équité, hospitalité, humanité.

A l’inverse, l’économie du partage porte un vice caché : on constate que le contrat implicite, économique et moral, entre opérateurs et pionniers, ne survit pas au succès commercial des premiers, ce qui est dommageable pour les seconds.

C’est le point de rupture actuel entre le moral et le légal. Le Code de commerce impose en effet à l’opérateur de rechercher le développement commercial et donc, implicitement, de trahir ses pionniers. Pour ceux qui se réfèrent au seul droit ou qui pensent, comme André Comte-Sponville, qu’une entreprise qui se voudrait morale s’exposerait au ridicule, ou encore que le succès du capitalisme provient justement de s’être débarrassé de ses oripeaux moraux de l’Ancien Régime, il n’y aurait là rien de répréhensible.

Pour ceux qui sont sensibles à la responsabilité sociétale de l’entreprise, en revanche, il y a là matière à questions : le plaisir d’avoir participé à une aventure entrepreneuriale est-il une contrepartie équitable pour la contribution des pionniers ? Faut-il mieux les informer au départ pour ne pas décevoir leurs attentes ? Faut-il prévoir un mode d’animation particulier pour eux ? Leur sacrifice est-il obligatoire pour laisser une plateforme entrer dans l’âge adulte ? Est-ce un mal nécessaire ? La contribution des pionniers est-elle une sorte d’apport en industrie, non valorisé par un Commissaire aux Apports ? Participent-ils à l’affectio societatis des premiers temps ? Peut-on imaginer pour eux un nouveau mode de rétribution pour se dégager sans brutalité de leur contrat implicite, en reconnaissant leur utilité ? Les réponses à ces questions devraient relever de la sage gouvernance des opérateurs de l’économie du partage. Voilà une excellente occasion pour eux d’entamer une petite réflexion philosophique !

(*) avec Alain Sauvant, Professeur à l’Ecole des Ponts Paristech, Dominique Cuppens, CIO de l’Espace Dirigeants, Alain Polonsky, VP Strategy de RATP Dev, Francis Jacq, Philosophe, membre de l’Institut de l’Iconomie, Ghislain Delabie, Directeur conseil de Techneo et Virginie Clève, Responsable Stratégie Digitale de Largow.

Références

EvenStrood. BlablaCar, le site de covoituage tué par la finance et l’appât du gain. Mediapart, 20 juin 2014 Article

Guillemette Faure. AirBnB. BlablaCar, Drivy : partager, c’est gagner. Le Monde, 24 Juillet 2014 Article

*** Abus de l’économie du partage : comment cerner le problème ? ***

Bardhi & Eckhardt, J. of Consumer Research, 2012

Arts Writers declare ‘strike’ against Huffington Post. Los Angeles Times Article

Bill Lasarow. On strike with the Huffington Post

Marcel Mauss. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives. PDF p.105

“Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans un autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui en tant qu’il est leur oeuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant de valeur morale véritable, qu’elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragement, mais non respect ; car il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir. Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins cette insensibilité mortelle et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action a une véritable valeur morale.”

Kant, Fondement de la métaphysique des moeurs

Gaspard Juénin. Résolutions de cas de conscience, sur la vertu de justice et d’équité. Herissant, 1761. Extraits, p.224

Sous la direction de Loïc Charles, Frédéric Lefebvre et Christine Théré. Le Cercle de Vincent de Gournay. Institut National d’Etudes Démographiques, 2011 Extraits, p.226

Margaret Thatcher : “ I think we have gone through a period when too many children and people have been given to understand “I have a problem, it is the Government’s job to cope with it!” or “I have a problem, I will go and get a grant to cope with it!” “I am homeless, the Government must house me!” and so they are casting their problems on society and who is society? There is no such thing! There are individual men and women and there are families and no government can do anything except through people and people look to themselves first… There is no such thing as society. There is living tapestry of men and women and people and the beauty of that tapestry and the quality of our lives will depend upon how much each of us is prepared to take responsibility for ourselves and each of us prepared to turn round and help by our own efforts those who are unfortunate.’ interview

Alain Caillé, Christian Lazzeri, Michel Senellart. Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique : Le bonheur et l’utile. Editions la Découverte et Syros, 2001 Extraits

André Comte Sponville. Le capitalisme est-il moral ? Albin Michel, 2009