Interview – Grégory Olocco et Olivier Delabroy d’Air Liquide : « s’ouvrir de nouveaux marchés »

Interview - Gregory Olocco et Olivier Delabroy : "s'ouvrir de nouveaux marchés"

Gregory Olocco (à gauche), Directeur du i-Lab et Olivier Delabroy, Directeur R&D d’Air Liquide

Air liquide, le leader mondial des gaz, technologies et services pour l’industrie et la santé (15,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2012, 50 000 salariés), a inauguré, fin 2013, à Paris le i-Lab, une structure de réflexion (think tank) et d’expérimentation (Corporate Garage), ouverte sur l’extérieur et axée sur l’évolution des usages. Une nouvelle approche dans le dispositif d’innovation du groupe en vue de développer de nouvelles offres, en termes de produits et technologies. 

Rencontre avec Olivier Delabroy, directeur R&D d’Air liquide et Gregory Olocco, directeur du i-Lab.

 

Alliancy, le mag. Avant de parler d’innovation, un rappel de l’activité d’Air liquide ?
Olivier Delabroy. Notre groupe a un positionnement original dans son offre business. Nous sommes au cœur de nombreuses filières industrielles comme la sidérurgie, l’agroalimentaire, l’énergie, la santé ou encore l’électronique… avec chacune son cycle de vie. Notre R&D est donc calée sur les différents marchés que nous servons, en termes de richesse et de complexité. Tout notre programme de R&D est d’abord conçu pour assurer notre cœur de métier, soit les deux tiers du portfolio du groupe. C’est la condition sine qua non pour envisager des initiatives « transformantes ».

Vous allez donc plus loin…
O.D
. Courant 2013, nous avons identifié de façon très précise nos axes de recherche que sont, d’abord, notre coeur de métier, mais également des territoires adjacents, qui restent proches de notre activité ; puis tout ce qui est nouveau pour Air liquide. Soit cet espace infini et transformant que sont les nouveaux business models et technologies. Le digital est l’un des facteurs structurants de ce dernier territoire.

C’était une démarche indispensable ?
O.D. Air liquide réalise que les choses bougent et vite ! Il faut garder un avantage compétitif sur les autres acteurs, les pure players, les innovateurs, les nouveaux entrants… Il est indispensable d’aller vers de nouveaux marchés et de préparer l’avenir, en sortant de notre périmètre actuel.

Cela comporte-t-il des risques ?
O.D. Plus vous allez loin de votre cœur de métier, plus vous sortez de votre zone de confort et de connaissances. Des initiatives mal positionnées peuvent être stoppées net. Tout l’art de manager l’innovation dans une entreprise comme la nôtre est donc de partager ce constat qu’il faut aller au-delà de notre cœur de métier, mais aussi réfléchir à la façon d’aller explorer de nouveaux territoires… L’i-Lab, que nous avons ouvert fin 2013 en plein cœur de Paris, fait partie de cette démarche. D’où l’importance d’avoir précisément défini son positionnement dans l’innovation.

Interview - Grégory Olocco et Olivier Delabroy : "s'ouvrir de nouveaux marchés"Vous pouvez nous expliquer ses ambitions ?
Grégory Olocco. L’i-Lab affiche deux ambitions : créer de la valeur à court terme. Pour cela, nous devons être capables d’accélérer l’innovation par du prototypage et de l’innovation ouverte en support à la stratégie du groupe. Notre deuxième mission vise à identifier les « nouveaux » champs de bataille pour Air liquide, en termes de business models et de technologies… mais qui sont susceptibles de créer de la valeur supplémentaire pour le groupe d’ici dix à vingt ans… D’où l’importance d’être très sélectif dans nos choix d’investigation.

Quelle est votre organisation pour y parvenir ?
G.O.
Nous avons deux piliers au sein du i-Lab. D’abord un think tank, fenêtre ouverte sur un monde qui bouge. Sa mission est de comprendre comment le monde extérieur évolue ; quelles sont les grandes tendances qui le redessinent – urbanisation, digitalisation, changements démographiques, raréfaction des ressources… Tout ceci va créer des besoins et de nouveaux services. Se pose la question de savoir comment répondre à ces évolutions. L’intégration de compétences en sciences humaines et sociales dans nos équipes, en plus de savoirs purement technologiques, est indispensable.

Au-delà de la réflexion, voulez-vous également sortir des prototypes ?
G.O. C’est l’objectif du second pilier, le Corporate Garage, dans lequel on passe de l’idée à la preuve de concept… de façon à faire émerger des succès, tout en disposant d’un droit à l’erreur. Dans ce Corporate Garage, il y a trois pôles, un « i-Fab » qui nous permet de disposer des outils indispensables pour produire des prototypes. Ensuite, un pôle « innovation ouverte », en charge de se connecter au monde des start-up pour accélérer l’innovation. Dans ce cadre, un incubateur avec Paris Région Lab sur le thème « Respirer dans la ville » vient d’être lancé ; et, pour finir, un « Data Workshop », pour développer une compétence autour de la donnée numérique et arriver à comprendre les implications du numérique sur les chaînes de valeur.

Comment le numérique, justement, impacte vos chaînes de valeur ?
O.D. Je citerai trois exemples, deux concernant nos actifs, que sont les usines et les bouteilles, et un dernier, orienté marché, la santé connectée. Dans le cas des usines, ma conviction est que nous ne construirons plus nos usines, dans cinq à dix ans, comme on le fait aujourd’hui. L’ « usine du futur » est donc une thématique majeure pour l’i- Lab. Le numérique est une composante essentielle de cette transformation : on va fabriquer, piloter, manager différemment une usine dans le futur… De plus, le rapport de l’usine à son écosystème va drastiquement changer. Air liquide est ainsi membre fondateur, depuis novembre, du nouvel institut de recherche partenariale dans le domaine des énergies décarbonées, Paris-Saclay Efficacité Energétique (PS2E), avec Total, EDF, Centrale, Mines ParisTech et des PME… L’idée est de réfléchir à comment répondre aux défis de la flexibilité énergétique, qui va peu à peu s’imposer, et du rapport entre territoires industriel et urbain.

Que va-t-il se passer pour les bouteilles ?
O.D. La problématique de l’Internet des objets ouvrira de nouvelles opportunités de création de valeur. Demain, tous nos actifs communiqueront. Nous avons déjà commencé à équiper nos bouteilles, mais le « Data Workshop » devrait pouvoir nous aider à créer de la valeur. C’est le meilleur moyen de garantir de nouveaux leviers de croissance et ce, grâce au numérique.

Et le troisième point, la santé ?
O.D. Dans le domaine de la santé, le numérique permettra de baisser les coûts. Nous devons accompagner cette tendance de fond. C’est pourquoi nous avons rejoint, avec d’autres acteurs, un autre incubateur de Paris Région Lab, dans le domaine de l’e-santé. Air liquide Healthcare, très présent dans l’accompagnement de personnes atteintes de maladies chroniques, doit trouver de nouvelles solutions et offrir de nouveaux usages aux patients. C’est là que nous serons légitimes.

En parallèle, vous lancez aussi des applications, comme l’Encyclopédie des Gaz l’an dernier ?
O.D. Cette première appli permet d’accéder rapidement aux données physiques et chimiques de 64 molécules de gaz (oxygène, azote, hydrogène…) sous leur état solide, liquide ou gazeux pour la communauté scientifique, les chercheurs, les étudiants et les enseignants. Elle est aussi destinée aux clients d’Air liquide comme au grand public… Aujourd’hui, nous en développons une seconde pour les enfants de 7-11 ans (AirTwist), qui veulent s’initier aux principes de base de la physique-chimie. Elle nous permettra de tester de nouveaux usages. Le passage par l’utilisation du jeu peut réellement avoir du sens ! Notamment pour l’éducation des patients.

Interview – Grégory Olocco et Olivier Delabroy : « s’ouvrir de nouveaux marchés »Comment s’intègre le programme Flextime dans ce dispositif ?
O.D. Ce programme favorise l’innovation en permettant aux collaborateurs qui le souhaitent de consacrer 10 % de leur temps à des projets créatifs, en dehors de leurs missions habituelles. Sur notre cœur de métier, notre programme de R&D est très cadré pour toute l’année 2014. C’est indispensable, mais cela enlève un certain degré de liberté à nos chercheurs… L’objectif est de tester et de prototyper des idées qui sont hors de ce programme.

Ramener « officiellement » de l’agilité dans un tel processus a fonctionné ?
O.D. Grâce au Flextime, en 2013, nous avons identifié 120 projets, dont 20 % sont des initiatives autour de l’« adjacent » et du « transformant ». Le manager veille à ce que le projet soit concret (preuve du concept) et réalisable dans les quatre-cinq mois qui suivent.

D’autres initiatives existent ?
O.D. Le groupe a lancé Aliad, l’an dernier, une structure de capital-risque destinée à investir dans de jeunes start-up technologiques. Cette entité a déjà réalisé plusieurs investissements dont Hydrexia en Australie, Plug Power et Terrajoule aux Etats- Unis et Demeter Partners et Quadrille Capital en Europe. Aliad et l’i-Lab, partageant les mêmes locaux, pourront ainsi créer des synergies dans le cadre de ces collaborations.

Le dispositif innovation d’Air liquide est-il désormais en place ?
O.D. Ce dispositif, complété en 2013, est en place, agile et en capacité de soutenir la stratégie du groupe. Il est solide, varié et connecté. Surtout, il est armé pour amener Air liquide jusqu’en 2020 et l’innovation sera clairement un pilier majeur de l’évolution de l’entreprise.

Et pour l’i-Lab, quels sont les objectifs pour cette année ?
G.O. 2014 est l’année où il faut délivrer ! Un certain nombre de sujets sont lancés. Reste encore à identifier les quelques champs de bataille sur lesquels nous allons investiguer… C’est la mission du thinktank. Par ailleurs, nous avons un certain nombre d’initiatives en termes d’incubation, avec Paris Région Lab en France notamment, mais aussi à l’international… Nous travaillons également sur la donnée avec des initiatives dans les hôpitaux. Enfin, nous avons lancé un concours d’architecture européen sur « l’usine d’oxygène du futur » (Rock my Plant), dont le jury est présidé par Jean Nouvel. Notre objectif est clairement d’arriver à créer de la valeur.

Quels conseils donneriez-vous à des industriels frileux sur le numérique ?
O.D. Le numérique est un risque, bien sûr, pour les chaînes de valeur traditionnelles. Mais tout risque est une source d’opportunités. Dans ce domaine en particulier, chaque industriel, quelle que soit sa taille, doit analyser l’impact du numérique dans ses chaînes de valeur et définir quel doit être son rôle. Ce n’est pas évident, mais cet exercice, il faut le faire et ne pas hésiter à mettre en chantier de nouvelles initiatives.

Photos : Gilles Vautier

Cet article est extrait d’Alliancy, le mag n°7