« Let’s first build the product ! » À Berlin, mardi 18 novembre, c’est en réponse à ces mots de Karsten Wildberger, ministre fédéral allemand de la Transformation numérique, que les premiers applaudissements enthousiastes ont vraiment retenti lors du Sommet franco-allemand pour la souveraineté numérique européenne. Le ministre, qui a ouvert la journée avec le ministre français de l’Économie Roland Lescure, a joué à fond son rôle d’ancien chef d’entreprise, capable de s’adresser à l’écosystème de la tech. « Ce sont ceux qui « font » qui pourront fixer les règles demain et relever les défis, notamment ceux de l’IA », a-t-il expliqué, avant d’ajouter à l’attention de la salle : « Votre dur travail est le moteur de l’Europe ! ». Cette opération séduction s’inscrivait dans le cadre politique plus large de la présentation, le 19 novembre, du « Digital Omnibus », le projet de refonte du cadre réglementaire européen pour le numérique. Un grand ménage attendu depuis longtemps, alors que les textes s’accumulent et se chevauchent depuis des années, du RGPD au Data Act en passant par l’AI Act. « Simplification », « harmonisation », « business first »… La volonté de laisser la possibilité d’innover plus librement et de dépasser la réputation d’oppression bureaucratique du Vieux Continent a été martelée encore et encore à Berlin. Pour une véritable inflexion ?
Une Europe du « delivery »
Le sentiment d’urgence est en tout cas bien présent, alors que le développement de nouvelles capacités d’IA industrielles, à grande échelle, menace de laisser l’Europe sur le bord de la route. Les modérateurs du sommet franco-allemand ont d’ailleurs souligné en plénière à quel point l’événement avait été organisé dans la précipitation. Il fallait marquer les esprits, alors qu’une fuite sur le contenu du Digital Omnibus avait déjà fait jaser parmi les spécialistes, il y a quelques semaines. Au total, 23 délégations nationales et des chefs d’entreprise comme Arthur Mensch (Mistral AI), Christian Klein (SAP), Christel Heydemann (Orange) ou Robin Rombach (Black Forest Labs) ont répondu présents. « Aujourd’hui, l’Allemagne et la France vont tracer le futur du numérique européen avec tous leurs partenaires. Mais ce n’est pas une cérémonie : nous sommes là pour travailler », a exposé Karsten Wildberger, tout en soulignant l’importance accordée à cette rencontre par Emmanuel Macron et le chancelier allemand Friedrich Merz. Les deux dirigeants ont pris la parole pour appeler à une « préférence européenne » dans la tech, afin de ne pas devenir « vassal » des Etats-Unis et de la Chine, selon les mots du président français. Le message global est simple : l’intelligence artificielle sera l’un des principaux moteurs de la croissance à venir, « mais uniquement pour ceux qui la construisent, pas pour ceux qui se contentent de l’acheter », a insisté le ministre allemand du Numérique, fustigeant la posture de consommateurs, plutôt que de producteurs, des pays européens. « Le temps file. Nous voulons montrer que l’Europe est prête à passer de l’étape du « débat » au « delivery » », a-t-il ajouté, en appelant à des choix fermes pour éviter qu’une technologie ou un fournisseur ne devienne une dépendance marquée pour chaque organisation, entreprise ou État.
Orienter la commande publique vers la « préférence européenne »
« Nous voyons les choses de la même façon en France et en Allemagne », a affirmé de son côté Roland Lescure, alors que les tensions entre les deux pays sur de nombreux projets communs, comme « l’avion de combat du futur » SCAF, ces derniers mois, inquiètent quant à leur capacité à être un vrai moteur de transformation pour l’Union européenne. Cela ne l’a pas empêché de souligner que tout le monde n’était pas d’accord avec l’une des inflexions majeures mises au rang de ses priorités : le fléchage des achats publics vers des acteurs européens. « La réalité, c’est que l’Europe dépense énormément, et nous devons nous assurer que ces dépenses aident nos champions à grandir ». En écho, Anne Le Hénanff, ministre française du Numérique, a mis en avant les coûts majeurs provoqués par la « surréglementation » et le manque d’harmonisation dans l’application des règles européennes entre les 27.
Le Digital Omnibus, premier pas hésitant
Le Digital Omnibus, qui entend rendre visible cette simplification attendue (avec, par exemple, un guichet unique pour la déclaration des incidents cyber, exigée par de nombreuses législations différentes), ne manquera pas d’être abondamment commenté dans les semaines à venir. De nombreux spécialistes de la protection de la vie privée y verront sans doute un affaiblissement de ce qui a fait la distinction européenne, alors que le texte propose de revoir la définition des données personnelles qui sous-tend le RGPD, pour une adaptation plus contextuelle selon les acteurs accédant aux données. Les conséquences de l’ajout d’une exception visant les traitements de données sensibles, jugés nécessaires au développement des systèmes d’IA et à leur entraînement, seront également décortiquées. À l’inverse, de nombreux entrepreneurs et startupers estimeront que ces dispositions restent insuffisantes pour provoquer le sursaut espéré… et que le problème de la création de champions européens est plus large que le seul sujet réglementaire. L’Union européenne, l’Allemagne et la France ont peut-être montré cette semaine qu’elles avaient compris la direction à prendre pour ne pas rester à l’arrêt. Mais après ce premier pas hésitant, les lourds organes décisionnels communautaires et nationaux seront-ils capables de se mettre à sprinter, alors que leurs concurrents américains et chinois sont, eux, déjà en piste depuis de longues années ?
Photo : Le 18 novembre 2025 à Berlin : Roland Lescure (au premier plan, à gauche), ministre français de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Karsten Wildberger (CDU), ministre fédéral allemand de la Numérisation et de la Modernisation de l’État, et Henna Virkkunen, vice–présidente exécutive de la Commission européenne chargée de la souveraineté technique, de la sécurité et de la démocratie. (Photo : KAY NIETFELD / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP)
