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Emmanuel Brunet (Eulerian) : « Centraliser la connaissance de la donnée facilite leur monétisation »

De la vente d’espaces à la monétisation de la data, il n’y a qu’un pas. Les éditeurs, comme les annonceurs, en ont pris conscience. Mais quelles données proposer et comment s’y prendre ? Entretien avec Emmanuel Brunet, directeur exécutif d’Eulerian Technologies, leader français spécialisé dans la collecte et l’activation de data à des fins d’analyse et d’optimisation en temps réel des opérations e-marketing*.

 

 

 

| Cet article fait partie du dossier « Nouvelles stratégies data et RGPD : Une route encore bien longue »

Emmanuel Brunet, CEO d’Eulerian Technologies

Emmanuel Brunet, CEO d’Eulerian Technologies

Alliancy. Pouvez-vous rappeler ce qu’est votre métier ?

Emmanuel Brunet.  Nous avons créés en 2002 la société avec mes deux associés ingénieurs, sur une promesse qui est de permettre aux annonceurs, aux sites de commerce en ligne, à toutes les sociétés qui investissent en marketing online de mesurer leur retour sur investissement de leurs budgets investis. Ceci nous a amené à développer un système de collecte de données qui permet de faire à la fois de l’attribution marketing et une brique de gestion des données pour leur segmentation, en vue éventuellement de les transférer à des partenaires.

Qui sont vos clients ?

Emmanuel Brunet.  Majoritairement des grands comptes que sont Voyages-sncf.com, Fnac, Française des Jeux, Celio, SFR, 3 Suisses, Sarenza, Brandalley, Leclerc, Galeries Lafayette, Photobox, Warner Bros… sur cette logique de collecter et de stocker l’ensemble des données qui sont générées par leurs activités publicitaires et commerciales en ligne. Soit tous les clics réalisés par les internautes, leur navigation, leurs actions… Sont ainsi récupérés tous les parcours des internautes, hors du site, sur le site et y compris dans le monde physique comme les conversations avec les centres d’appels ou les achats réalisés en magasins. On obtient ainsi une vision exhaustive des comportements des internautes online et offline et, au-delà de l’aspect rapport et analyse, on peut ensuite segmenter ce public.

Quels bénéfices en retirent vos clients ?

Emmanuel Brunet.  Ils auront deux bénéfices principalement. D’une part, l’optimisation de leurs campagnes. De l’autre, l’exploitation de leurs données, dans le sens où de plus en plus de clients vont exploiter leurs données comme une source de revenus. De gros acteurs du e-commerce, qui investissent beaucoup dans le marketing online, vont désormais vendre aux industriels des campagnes ciblées sur les données du distributeur, soit sur le site du distributeur, soit ailleurs pour de l’extension d’audience pour le compte de l’industriel. C’est par exemple Fnac qui cible et vend une campagne publicitaire pour Samsung sur le site Fnac ou ailleurs sur internet. La plupart des distributeurs montent aujourd’hui ce type de mécanique, le premier à l’avoir fait étant Amazon.

Vous parlez d’acteurs du retail, mais qu’en est-il d’autres marques du type SFR, EasyVoyages ou Mondial Assistance ?

Emmanuel Brunet.  En fait, la commercialisation va se faire à travers de la vente d’espaces. Certaines sociétés disposent d’une régie, qui vend de l’espace en exploitant ses données pour cibler l’espace publicitaire. Celles qui n’en disposent pas trouvent des intermédiaires sur le marché qui s’en chargent.

Guide RGPD et collaborateurs

Où se trouve la difficulté en termes d’exploitation des données ?

Emmanuel Brunet.  Donner de la valeur à la donnée, c’est assez facile. En BtoC, tout le monde cherche de la donnée sur des consommateurs qui sont intéressés par tel ou tel produit et dispose d’un certain pouvoir d’achat… Ensuite, la vraie difficulté est davantage dans le traitement technique et l’identification des segments de population. Pour autant, si on veut monétiser de la donnée en ligne, il faut avoir une très grosse activité en ligne. Dans le BtoB, on fait face à un problème de volume et il sera alors difficile de mettre en place la collecte et une segmentation.

Quels usages de ses données voyez-vous par exemple pour une banque ?

Emmanuel Brunet.  Une banque peut les utiliser pour elle-même. Elle pourrait dans certains cas les commercialiser, mais là se pose la question réglementaire. En tout cas, en Europe, car aux Etats-Unis, les banques commercialisent directement leurs données ou les exploitent pour simuler diverses opérations à des niveaux très poussés. Ici, c’est impossible.

Justement, comment voyez-vous l’arrivée du RGPD ?

Emmanuel Brunet.  Le RGPD apporte des contraintes, mais ne change pas fondamentalement la manière dont l’entreprise peut monétiser les données dont elle dispose. Cela va avoir beaucoup plus d’impact pour les intermédiaires, qui ne sont pas propriétaires des données, mais qui les manipulent et les monétisent. Cela va donc renforcer l’intérêt des sociétés qui disposent de données à les monétiser elles-mêmes sans passer par des prestataires. L’impact bénéfique du RGPD est aussi que cela va forcer à faire l’inventaire de toutes les données dont les entreprises disposent. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui !

Que peut apporter une meilleure visibilité de ses données ?

Emmanuel Brunet.  Clairement cela va permettre aux possesseurs de données d’entrouvrir de nouvelles pistes pour leur exploitation. Mieux centraliser la connaissance de la donnée va permettre de faciliter leur monétisation.

Vous êtes sur ces sujets depuis 2002. Comment voyez-vous évoluer votre marché ?

Emmanuel Brunet.  Le champ s’élargit très clairement depuis 3-4 ans. Beaucoup de sociétés ont pris conscience de la valeur et du chiffre d’affaires potentiel que leurs données peuvent générer. C’est extrêmement récent ! En 2002, on en était loin… On collectait énormément de données, mais elles étaient très peu exploitées. Pour nous, cela a permis de créer une deuxième famille de produits dans notre suite logicielle et d’élargir nos prestations chez les clients.

Où se situe le meilleur ROI chez vos clients ?

Emmanuel Brunet.  A ce stade, on ne peut pas distinguer de secteurs d’activité plus avancés que d’autres. Par contre, les sociétés qui voient le meilleur retour sur investissement sont celles qui ont le mieux inventoriées leurs données et ont le mieux travailler leur exploitation. Il faut une vraie stratégie de gestion, de catégorisation des données… La seule limitation sera le volume. Si vous êtes un petit distributeur spécialisé, ce sera plus difficile d’obtenir un bon ROI, à l’inverse d’un grand distributeur ou d’une banque.

Quels conseils donneriez-vous aux entreprises qui possèdent des données ?

Emmanuel Brunet.  Il faut inventorier pour centraliser la connaissance et pouvoir se poser les vraies questions. C’est primordial. Ce que nous voyons, en termes d’échanges de données en interne ou en externe, c’est qu’il n’y a pas un problème de réticence, mais de ressources et de charge de travail. Il y a eu beaucoup de dépenses externes par les entreprises sur le sujet de la data, mais encore de manière très désorganisée. Il faut vraiment internaliser les compétences pour un sujet aussi sensible et à forte valeur ajoutée que le traitement des données. Ce qu’il manque ensuite c’est souvent une vision et une coordination pour aboutir à la validation par une direction d’un budget significatif pour lancer un chantier data. La plupart des entreprises n’ont pas cette vision stratégique…

Où est le problème ?

Emmanuel Brunet.  Il faut allouer des ressources, mais il faut aussi que les entreprises fassent l’effort d’embaucher en interne les compétences pour gérer de A à Z un vrai chantier de données structuré.

Vous êtes présents à Paris, Madrid et Montréal, bientôt en Italie et au Portugal… Quelles différences feriez-vous entre vos clients originaires de ces différents pays ?

Emmanuel Brunet.  Il y a clairement deux logiques, l’Europe et l’Amérique du Nord. Le cadre légal joue beaucoup. Si on se cantonne à l’Europe, il y a des différences d’état d’esprit. Par exemple, en Espagne, nos clients sont plus aventureux et prêts à faire de nombreux tests autour de la data, sans forcément avoir placé un modèle économique. Ils sont vraiment en mode Test&Learn, alors qu’en France, ils veulent des projets totalement ficelés avec une roadmap écrite avant de démarrer. Ici, nous avons un défaut de pragmatisme par rapport à tous nos voisins. On ne va pas assez vers les tests…

En quoi est-ce si important ?

Emmanuel Brunet.  Pour une raison très simple : la donnée est volatile et se périme très vite. Donc, tout ce que vous ne générez pas comme chiffre d’affaires à l’instant T, c’est définitivement perdu. A part sur certaines familles de données spécifiques, elle n’aura plus de valeur. Donc, autant faire des tests et construire une courbe d’expérience. Ici, on ne valorise pas du tout la valeur de l’échec. Aux Etats-Unis, ils testent énormément et cherchent le succès dans une masse d’échecs. C’est ainsi qu’ils progressent… Il faut adopter cette logique itérative et agile.

 * 6,2 millions d’euros de revenus en 2017 et 55 collaborateurs (70 à fin 2018). L’éditeur, qui revendique plus de 130 clients dans 35 pays, a accueilli Isai Gestion à son capital il y a un peu plus d’un an.