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Jérôme Julia (Observatoire de l’Immatériel) : « C’est par une culture d’entreprise forte que l’on arrive à résister »

Associé chez Kea & Partners et Président de l’Observatoire de l’Immatériel, Jérôme Julia, expert convaincu de l’importance de la prise en compte des actifs immatériels et de la place de l’homme au centre des organisations, revient sur le potentiel de ces ressources cachées et invite à l’action, une fois passée la crise du Coronavirus.

 

Jérôme Juliale président de l’Observatoire de l’Immatériel et directeur de Kéa & Partners

Jérôme Juliale président de l’Observatoire de l’Immatériel et associé Kéa & Partners

Alliancy. Depuis le confinement, comment êtes-vous organisé pour travailler au sein du cabinet ?

Jérôme Julia. Tout le monde est en télétravail désormais, comme chez nos clients également. Cela se traduit par une baisse d’activité assez forte depuis le début du confinement. Nous avons d’ores et déjà mis en place de l’activité partielle. La situation est très hétérogène selon les secteurs d’activité dans lesquels Kea intervient. Nous prévoyons une forte baisse de notre activité dans les mois à venir, même si nous essayons de faire le maximum à distance, de façon la plus constructive possible.

Emmanuel Macron a déclaré dans son discours du 16 mars : « Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de convictions seront balayées, seront remises en cause. » Est-ce inéluctable ?

Jérôme Julia. La crise actuelle est un choc pour nous tous, qualifié par les observateurs d’inédit en temps de paix. Des prévisions alarmistes tombent, avec en France un décrochage attendu de l’ordre de 3 à 4 % du PIB sur l’année 2020. Ce choc met surtout en lumière ce que l’on n’a peut-être pas suffisamment travaillé hier dans nos organisations et que l’on doit mieux travailler demain… Clairement, si l’on n’a pas suffisamment identifié les forces distinctives des entreprises, des filières et d’une Nation, on a plus de mal à les exploiter dans l’urgence… et à s’en servir pour rebondir.

Mais nous sommes à peine sortis d’une première semaine de sidération…

Jérôme Julia. Oui, mais on peut déjà anticiper le fait qu’il y aura trois temps dans cette crise. La phase de sidération dont vous parlez, accompagnée de l’urgence permanente pour assurer la continuité du business tout en préservant la santé des salariés. On entre maintenant dans un deuxième temps, celui de la stabilisation avec la mise en place de nouveaux outils numériques, autant pour nos usages personnels que professionnels et avec, pour certains, la capacité déjà à se projeter vers le redémarrage. On verra aussi une stabilisation des rythmes de gouvernance, sous toutes ces formes dont le télétravail est un bon exemple.

Le temps 3 concernera le retour à la « liberté », qui risque aussi d’être un peu euphorique, bien qu’encore plein d’incertitudes, notamment concernant l’échéance à laquelle on pourra vraiment redémarrer son activité.

Le capital immatériel représente l’ensemble des actifs d’une organisation qui ne sont ni financiers, ni matériels. Il se présente sous la forme de trois catégories d’actifs : le capital humain, c’est-à-dire tout ce qui est dans la tête des collaborateurs (expérience, formation, capacité de direction, relations interpersonnelles, motivation, valeurs, mythe fondateur…) ; le capital structurel ou tout ce qui reste dans l’entreprise à la fin de la journée (la gouvernance, les processus, les outils et méthodes, les rituels, la propriété intellectuelle, la communication interne, l’organisation…) et le capital relationnel, ou tout ce qui relie l’entreprise à son environnement (les relations avec les actionnaires, les partenaires, les clients, les fournisseurs, la société, la marque, la marque employeur…). Selon les études, l’immatériel constitue de 60 à 80 % de la valeur d’une entreprise.

Pensez-vous qu’il y aura une nouvelle donne par la suite ?

Jérôme Julia. Difficile de prévoir les conséquences économiques et sociales immédiates, qui pourraient être très lourdes en fonction des durées de confinement. A moyen terme, on devrait assister à une modification plus profonde des modes de consommation, des modes de travail internes, des modes de vies des individus… Nous ne vivrons plus dans le même contexte de société, ou le même contexte stratégique pour les entreprises. L’appréhension par les Français et les Européens de la mondialisation, de la mobilité des personnes et des marchandises, de la consommation, du système de santé, de la prévention et la protection sanitaire, de la solidarité intergénérationnelle, ou du travail va être impactée par cette crise. Certains mouvements préexistants, mis en évidence dans les enquêtes sur les usages de nos concitoyens, vont être accentués, comme la déconsommation ou la priorité donnée aux produits locaux.

En tant qu’ambassadeur des actifs immatériels, quelle est votre préconisation ?

Jérôme Julia. Mobiliser ses actifs, c’est aller au-delà d’un plan de continuité d’activité (PCA) classique pour passer la vague ! C’est aussi par une culture d’entreprise forte que l’on arrive à résister, à conserver et mobiliser l’ensemble des salariés autour de la notion d’entraide pour faire en sorte que l’organisation collective subsiste. C’est aussi utiliser des savoir-faire internes et différents qui peuvent se montrer utiles en cette période…

Auriez-vous des exemples à citer ?

Jérôme Julia. C’est par exemple le groupe LVMH qui utilise trois de ses unités de production françaises dédiés d’ordinaire à ses parfums et cosmétiques (Dior, Guerlain et Givenchy) pour fabriquer en grande quantité du gel hydro-alcoolique à destination des hôpitaux. Ce sont aussi les ateliers français des maisons Balenciaga et Yves Saint Laurent (groupe Kering) qui se préparent à la fabrication de masques, tout comme la mobilisation des acteurs du Pôle textile en Alsace

En fait, derrière toutes ces initiatives, la question est de regarder ses savoir-faire différemment pour maintenir une activité qui contribue à l’entreprise et à ses salariés, mais aussi à l’intérêt général. Etre bien conscient de ses actifs, c’est aussi mieux passer la vague et ne pas faire de contresens en essayant d’en faire une opportunité business… A chaque organisation de voir réellement là où elle est légitime ou pas.

L’entreprise a-t-elle aussi intérêt à préserver certains actifs en vue de l’après ?

Jérôme Julia. Bien entendu. Préserver des actifs, c’est aussi préserver l’essentiel de façon à pouvoir repartir plus rapidement. On le voit notamment chez L’Oréal, dont le PDG, Jean-Paul Agon, a déclaré que : « Dans cette situation exceptionnelle, il en va de notre responsabilité de contribuer de toutes les manières possibles à l’effort collectif. » C’est pourquoi envers les TPE/PME de ses circuits de distribution (salons de coiffure, petites parfumeries), le groupe a décidé de geler l’ensemble de leurs créances jusqu’au redémarrage de l’activité. De même, envers ses fournisseurs les plus fragiles et pour les plus exposés d’entre eux, L’Oréal raccourcira ses délais de paiement en systématisant le règlement comptant. Idem pour Orange qui, pour soulager la trésorerie de ses partenaires, artisans, TPE et PME, a décidé de payer comptant ses factures en cours, mobilisant ainsi près de 300 millions d’euros…

Et pour l’interne ?

Jérôme Julia. Préserver l’essentiel, c’est aussi préserver ses forces vives, la santé des équipes évidemment, mais aussi leur moral, puis leurs compétences pour leur faciliter la reprise… et retrouver un chemin de croissance.

Les entreprises se sont-elles suffisamment souciées de leurs actifs immatériels jusqu’ici ?

Jérôme Julia. Elles le font de plus en plus. Par exemple, les dirigeants d’entreprises s’intéressent de plus en plus à leurs actifs culturels. Il y a dix ans, la vitalité culturelle de leur organisation n’était pas un sujet de management. Ces dirigeants ne se sentaient pas outillés en termes de méthodes, ni légitimes pour travailler à une transformation culturelle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ils souhaitent mesurer les valeurs vécues, les valeurs projetées ou les valeurs dans lesquelles se reconnaissent leurs salariés… et vérifier si elles sont bien réelles.

De nombreux grands groupes ont pris ce sujet à bras le corps, y compris dans des groupes à culture technicienne ou financière. Ces projets portant sur la culture d’entreprise conduisent à une amélioration de l’orientation client, la transversalité, la coopération, l’ouverture internationale, la culture digitale ou bien l’ancrage territorial. Ces sujets vont devenir de plus en plus présents au sein des comités de direction et conseils d’administration, tout comme les indicateurs extra-financiers entrent désormais dans les tableaux de bord. Et la Loi Pacte accélère de fait la prise de conscience et d’initiative pour développer ses actifs immatériels.

Votre cabinet est devenu récemment le 1er cabinet européen de conseil en stratégie à devenir « Société à Mission ». Quel est l’objectif de cette démarche ?

Jérôme Julia. Depuis l’origine de Kea en 2001, nous avons l’ambition de valoriser le métier de consultant en stratégie et management, au service de la transformation de nos clients et en ayant l’ambition de faire advenir un modèle d’entreprise européenne durable. Expliciter aujourd’hui une raison d’être, affirmer notre volonté d’œuvrer à une économie souhaitable, qui réconcilie performance et bien commun, devenir entreprise à mission au sens de la loi Pacte, ce n’est finalement qu’aller au bout de la démarche que nous avions initiée il y a vingt ans. Être leader responsable et engagé, c’est aussi dorénavant prendre parti sur des sujets complexes, expliquer le « pourquoi » de la transformation, incarner nos points de vue sur les différentes transitions (énergétique, alimentaire, …) auxquelles nous sommes confrontés.

Beaucoup de dirigeants sont encore trop prudents sur tous ces sujets. Les entreprises restent tétanisées sur la notion de réputation. Est-ce qu’il ne va pas m’arriver demain la même chose que ce qui s’est passé dans le scandale du Dieselgate chez Volkswagen par exemple, ou celui du Mediator et des Laboratoires Servier… Elles sont nombreuses à considérer leurs actifs comme des actifs inflammables et risqués, et pas suffisamment comme des forces et des leviers à mieux traiter dans leurs différents indicateurs ou dans leurs modes de management.

La crise actuelle va-t-elle booster « l’entreprise à mission » ?

Jérôme Julia. Comment va-t-on rebondir, individuellement et collectivement ? Quelles organisations disparaîtront, et lesquelles sortiront renforcées de cette crise ? Notre économie se dirige-t-elle vers une croissance en « L » ou en « V » ? La crise actuelle est un moment unique pour d’une part se ressourcer et se recentrer sur ses actifs clefs, et d’autre part renouveler son rapport au monde. Les actifs immatériels sont de mieux en mieux partagés et entretenus dans des écosystèmes ou les alliances.

Dans la filière BTP par exemple, durement touchée par le choc Covid-19, la récession 2020 va accélérer les recompositions sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Un grand groupe de construction générale, un grand cimentier ou un grand groupe foncier ne peuvent plus isolément appréhender les enjeux gigantesques de la transition énergétique, du bas carbone, de la construction modulaire, du BIM (Building Information Modeling), ou du recyclage des matériaux. Les solutions émergent nécessairement dans une logique écosystémique. Les dirigeants en sont de plus en plus convaincus. Encore faut-il identifier et s’accorder dans chaque filière sur les actifs et savoir-faire à partager…

Du fait que la donne change, peut-on imaginer que ce sera plus simple à faire ?

Jérôme Julia. Oui, mais on attend encore trop de l’Etat. Certes, la puissance publique peut être sponsor et se mettre au chevet d’une filière en favorisant l’émergence de normes notamment, mais elle ne peut pas tout… Elle n’en a pas les moyens financiers et encore moins la connaissance. C’est aux acteurs du privé de se prendre en charge. Un bon exemple est ce qui s’est passé dans la filière hydrogène menée par Air Liquide.

La gouvernance de ces transformations est-elle importante ?

Jérôme Julia. Evidemment. La majorité des associations, syndicats, fédérations professionnelles ou organisations interprofessionnelles ne savent pas vraiment mener les transformations complexes qui nous attendent. Leur légitimité reste trop liée à la défense de situations acquises ou d’intérêts particuliers. De nouveaux acteurs peuvent émerger, plateformes d’action et d’influence, combinant efficacité du privé et prise en compte de l’intérêt général, et capables de conduire des transformations complexes multi-parties prenantes.

Quelles recommandations faites-vous à l’Observatoire de l’Immatériel pour avancer sur ce sujet ?

Jérôme Julia. L’une d’entre elles est de mesurer l’immatériel sur un panel représentatif d’entreprises, dans une base « auditable » qui permette la comparaison et l’analyse dans le temps, après s’être mis d’accord sur une cinquantaine d’actifs immatériels normés… Un tel projet pourrait être cofinancé par les entreprises participantes et l’Etat. Cela correspond à un investissement moyen de 100 000 euros au global par entreprise.

Pour construire une première base robuste, il faut environ 1000 entreprises. L’investissement peut sembler conséquent, mais c’est une goutte d’eau par rapport à ce qui est dépensé aujourd’hui. On peut imaginer le réaliser par filière également, afin d’étudier toutes les corrélations nécessaires, y compris en intégrant la notion de secteur. Quels sont les actifs de la filière et/ou du secteur… afin de définir les plans d’action pour s’en occuper.

Dans votre livre (lire encadré), vous parlez d’immatériel comme bien commun. Comment le voyez-vous être pris en compte par le politique ?

Jérôme Julia. La responsabilité du politique devrait être de construire un récit national. Tout comme un politique local devrait construire un récit territorial ou régional. A mon sens, c’est le sujet politique le plus beau, mais le plus délicat. Cela s’est peu fait depuis le Général De Gaulle, et a même été un repoussoir ces dernières années. Mais l’immense majorité des Français serait certainement favorable et pourrait même contribuer à un tel récit. Après le tsunami du Covid-19, une telle initiative pourrait être une manière de recréer un socle authentique et porteur, une unité nationale ouverte, fierté autour des actifs immatériels, culturels et relationnels de la France.

Plus largement, l’immatériel offre une certaine vision du monde, une approche démocratique et positive des responsabilités, respectueuse des parties prenantes dans toutes leurs richesses et diversité. Cela donne du sens et de l’espoir puisque l’immatériel est porté à la fois par l’institution et le corps social. Enfin, au niveau de la Commission européenne, des travaux sont lancés en 2020 vers une norme européenne sur l’extra-financier, l’immatériel et la RSE. L’Observatoire de l’immatériel continuera à jouer son rôle pour y parvenir.

* Consultant en stratégie, management et organisation depuis plus de vingt ans, Jérôme Julia élabore une vision responsable, engagée et avant-gardiste du développement économique et social. Convaincu de la puissance de l’immatériel et de l’inéluctabilité de son avènement, il vise à faire de ce concept le levier de croissance des années à venir.

Le livre de Jérôme Julia à paraître prochainement :

capitalisme saison 2 « L’immatériel, révolution silencieuse – (re)placer l’humain au cœur des organisations » (éd. Des Ilots de Résistance). Il s’agit d’un essai, à la fois économique, politique et philosophique, sur la révolution de l’immatériel, les ressources cachées des organisations, et une série de pistes d’action pour les entreprises et les pouvoirs publics.

Le tout en trois chapitres : l’immatériel, ressource clé du changement ; l’immatériel à l’œuvre et des politiques publiques/privées à réinventer.

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