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Nils Aziosmanoff (Le Cube) : « Pour être résiliente, l’entreprise doit rendre ses salariés plus collaboratifs et créatifs. »

Et si l’imaginaire collectif pouvait permettre à l’entreprise de devenir plus résiliente ? C’est ce que Nils Aziosmanoff, le fondateur du centre de création numérique Le Cube, a souhaité explorer au cours d’un entretien avec Alliancy. 
 
Nils Aziosmanoff, fondateur du centre de création numérique Le Cube.

Nils Aziosmanoff, fondateur du centre de création numérique Le Cube.

Alliancy. Est-ce que la crise que nous traversons est une opportunité pour accélérer la transformation numérique ? 
 
Nils Aziosmanoff. Il se passe des choses très étonnantes dont nous avions pourtant l’intuition. D’un seul coup, des choses qui étaient considérées comme impossibles deviennent possibles. C’est le cas par exemple du télétravail généralisé, ce qui n’était pas pensable pour certains est devenu une évidence. La transformation numérique des entreprises est amplifiée par la crise sanitaire actuelle. Cela produit une accélération de l’acceptation technologique, via notamment les réseaux sociaux. Lors de la dernière guerre mondiale, l’Allemagne a diffusé en direct pour la première fois un concert à la radio. Tout le pays pouvait écouter un opéra de Wagner en restant chez soi, c’était magique.
 
Nous vivons des ruptures de même ordre aujourd’hui : nous évoluons dans des espaces multidimensionnels qui abolissent l’espace et le temps. Par exemple, j’ai été touché de voir le Boléro de Ravel joué en live sur internet, et en mode « confiné », par l’Orchestre National de Paris. Ce qui est fabuleux, c’est que cet orchestre est habituellement vu dans des endroits fermés, très codifiés et homogènes, avec des musiciens tous habillés de la même manière, formant un bloc, « une machine » parfaitement huilée que le chef d’orchestre actionne. Mais le concert « confiné » sur les réseaux présente au contraire une mosaïque d’individus pris chacun dans leur intérieur, avec leur univers et leurs habits du quotidien. C’est un orchestre complètement « éclaté » montrant une diversité « d’individualités », sans la présence forte du chef au milieu. Et pourtant, la musique qui s’en dégage est merveilleuse, parfaitement exécutée, toute en nuance, en écoute et en créativité. C’est ça l’entreprise de demain !
 
 
Cette transformation numérique de l’intelligence en réseau est un formidable vecteur d’adaptation et de création de valeur, à condition bien entendu que cela ne mène pas à de simples systèmes de surveillance et de contrôle, ou d’automatisation. Elle permet de développer la capacitation : c’est à dire de rendre les individus plus autonomes et créatifs au sein du collectif. Le numérique est au service de systèmes collaboratifs, « inter créatifs » et au service de l’humain. Il faut sortir de l’imaginaire mécaniste et comptable hérité de l’ère industrielle, la performance doit changer de valeur pour se centrer sur l’impact positif du travail.

La technologie a donc un rôle important à jouer dans la résilience des entreprises ?

Nils Aziosmanoff. Les entreprises qui se reposent uniquement sur le « solutionnisme » sont déjà mortes. Le problème de notre temps c’est que nous avons décuplé notre intelligence grâce aux machines mais que nous n’avons pas progressé en conscience. C’est le grand défi du XXIè siècle, y compris pour les entreprises qui demain vendront des valeurs plus que des produits. La crise écologique, l’épuisement de la nature, le creusement des inégalités, les bouleversements économiques nous poussent à engager une réflexion collective plus éthique et spirituelle. Si nous laissons la seule technoscience ‘driver’ nos imaginaires, nous prenons de grands risques comme on a pu le voir dans le passé. De manière générale, le facteur principal du changement pour une entreprise c’est l’appropriation créative et capacitaires des technologies, ce qui permet d’échapper au conditionnement et à la « dévitalisation » des individus et de l’organisation.

Il y a aujourd’hui un problème de sens sur ce qui fait société lorsque l’ubiquité de nos modes de communication vient fractionner la représentation que l’on avait du monde. Le confinement du au coronavirus a révélé une société engagée dans un processus de “destruction créative”, au sens de l’économiste Schumpeter. Il nous montre que ce qui était considéré comme impossible est possible, oui il est possible d’arrêter de façon brutale et globale la machine économique mondiale. Alors vous imaginez bien que bien d’autres choses sont possibles !
Il est donc urgent aujourd’hui de nous demander si nous ne pouvons pas profiter de l’occasion pour réinventer le monde. Mais cela est possible si nous acceptons de déconstruire nos imaginaires, nos normes, nos « réalités intersubjectives » comme dit l’anthropologue Yuval Harari, pour écrire un nouveau récit collectif. Les entreprises ont un rôle central à jouer pour construire ce nouveau récit et donner du sens au monde qui vient.
 
En clair, que signifie la résilience d’entreprise pour vous ?
 
Nils Aziosmanoff. La résilience c’est notre capacité à absorber les chocs et à rebondir. Cynthia Fleury dit que rendre les individus plus capacitaires sauve la démocratie, car sa solidité est faite de l’exigence de ses citoyens. De la même manière, l’entreprise doit nourrir cette exigence de qualité pour s’adapter et survivre. Elles doit renouveler le récit collectif en s’appuyant sur la diversité et la richesse des ses salariés pour former un organisme symbiotique. A une plus grande échelle, c’est aussi le moment d’écrire un nouveau récit de notre société, transfrontalier et multiculturel. Les valeurs du 21ème siècle sont l’altruisme, l’empathie, l’intelligence collective, l’ouverture, la curiosité et la diversité culturelle. Des études du MIT montrent que l’intelligence collective est bien plus efficiente au sein de groupes mixtes et multiculturels, voire comprenant plus de femmes que d’hommes. C’est ce que raconte Emile Servan-Schreiber dans son ouvrage « Supercollectif ».
 
Pour moi l’entreprise résiliente de demain fonctionnera comme un groupe de jazz : avec des individus autonomes, créatifs et complémentaires, à l’écoute les uns des autres pour assurer en permanence l’équilibre, l’énergie et la parfaite réalisation de l’ensemble. Le Capitaine Nemo de Jules Verne dit : ”il faut apprendre à être mobile dans le mobile”. Apprendre à « bouger dans un monde où tout bouge » disait Virginia Woolf. C’est ainsi que fonctionne l’intelligence collective. Certaines entreprises expérimentent avec succès ces modèles, comme par exemple Renault Digital qui a réparti ses 200 collaborateurs en plusieurs petites structures projets agiles, formées de profils complémentaires et interchangeables selon les projets. C’est comme un orchestre de jazz ! Résultat : pas plus de 9 personnes par unité et un seul N+1, alors qu’il y a 17 niveaux hiérarchiques à l’Education Nationale !
 

Et si les entreprises ne partagent pas cette vision évolutive du monde ?

Nils Aziosmanoff. Nous vivons une rupture anthropologique sans précédent, elle répond à la quête constante d’évolution et d’émancipation de l’humanité. L’ère industrielle a apporté beaucoup de bienfaits mais nous devons bien constater que sommes arrivés aux limites, ce système détruit la planète. Il génère des menaces écologiques et climatiques qui annoncent des désordres économiques et sociaux majeurs, si on ne fait rien. Les entreprises qui ne le comprennent pas perdront leurs talents et leurs clients. Leur valeur financière sera demain indexée à leur valeur sociale, et nous serons de plus en plus capables d’évaluer leurs « externalités positives », l’impact positif sur la planète et le bien commun. Le chef d’entreprise de demain animera des collectifs de talents qu’il aura la charge de rendre plus créatifs et capacitaires, dans une forme de co-évolution avec les machines intelligentes. C’est une stratégie des «  petits pas », à la fois individualisée et en réseau, comme dit Bruno Latour en prenant la métaphore du covid19, nous pouvons tous devenir le petit virus qui va transformer le système.