À l’Investment Day 2025 de la Caisse des Dépôts, deux panels, “How Data-Driven Investors Spot Soonicorns” et “Boîte à outils de l’investisseur IA”, ont confirmé la mutation du capital-risque européen. Les fonds misent sur la donnée et l’intelligence artificielle pour repérer les futures licornes, sans perdre ce qui fait encore la différence : le flair.
Finie l’époque du “pifomètre éclairé”, place à l’analyse systématique. L’intuition devient un art augmenté, nourri par la donnée et les modèles prédictifs. “Pour dénicher la future Revolut, il ne suffit plus de flair, il faut des algorithmes”, affirme Michele Foradori, associé chez BlackFin. Le ton est donné : le capital-risque, longtemps domaine de la conviction et du réseau, bascule dans l’ère du data-driven. Les signaux faibles — recrutement, traction commerciale ou encore notation produit — deviennent les nouveaux instincts du métier. Mais “la donnée doit être lue, pas seulement collectée”, prévient Milena Stoycheva, fondatrice du cabinet The Edge et ex-ministre bulgare de l’Innovation. L’Europe, selon elle, a une carte unique à jouer : transformer son héritage réglementaire et sa rigueur analytique en un modèle de gouvernance de la donnée, fondé sur la confiance.
La data, nouveau baromètre du capital-risque
Dans les fonds les plus avancés, la donnée n’est plus un support, mais un actif stratégique. BlackFin, Truffle Capital ou Astorya VC développent des plateformes capables de relier données internes, signaux de marché et métriques sectorielles. Objectif : repérer avant les autres les soonicorns, ces entreprises promises au statut de licorne, franchissant le cap du milliard de valorisation. Là où jadis l’intuition suffisait, le VC (Venture Capital) européen cherche désormais la preuve. Mais l’enjeu n’est pas de remplacer le flair : c’est de l’affiner. “On ne peut plus se contenter d’impressions de couloir”, admet Foradori. La donnée agit comme une loupe : elle révèle les signaux que l’œil nu ne voit plus, mais des chiffres sans contexte créent de la myopie. Stoycheva, elle, y voit le levier d’un “instinct collectif” européen, capable d’unir recherche, finance et industrie autour d’une lecture commune du risque.
“L’IA ne remplace pas le jugement, elle l’exige”
L’IA s’installe dans le dealflow
L’intelligence artificielle (IA) n’est plus un gadget marketing, mais une infrastructure invisible du capital-risque. Elle filtre, classe, recommande. Chez Plug and Play Tech Center, Liza Donskaya observe une bascule nette : « Les fintechs ne se disent plus “avec IA”, elles sont “par l’IA” », note la directrice Europe du réseau. Résultat : les investisseurs doivent comprendre les architectures techniques autant que les bilans financiers. Les comités d’investissement incluent désormais data scientists, spécialistes réglementaires et experts métier. L’IA intervient à chaque étape : automatisation du dealflow (le flux de dossiers entrants), scoring prédictif des startups, détection d’anomalies dans le suivi de portefeuille. Mais elle n’a pas réponse à tout. « L’IA ne remplace pas le jugement, elle l’exige », tranche Florian Graillot, cofondateur d’Astorya VC. L’humain reste celui qui contextualise les signaux, arbitre entre les corrélations et l’intuition.
Les revers du tout-algo
Le mirage de l’objectivité absolue fascine. Mais la perfection algorithmique a un coût : celui de la confiance. Daniel Sosny, fondateur de Shibarai, en voit déjà les limites : « Trop d’investisseurs livrent leurs données à des modèles qu’ils ne comprennent pas. » Les algorithmes apprennent, mais sur des jeux de données biaisés, partiels, parfois inadaptés aux spécificités européennes. Un modèle calibré sur la Silicon Valley échoue souvent à évaluer la créativité bulgare ou la frugalité portugaise. Et quand la donnée se trompe, la confiance s’effondre. « La donnée sans empathie ne vaut rien », tranche Stoycheva. Le danger du tout-algo, c’est d’oublier que la valeur d’une startup ne réside pas dans ses métriques, mais dans son équipe, ce que la machine ne sait pas encore mesurer.
Les nouveaux artisans du capital
Le data-driven investing ne signe pas la mort du flair, mais sa refondation. Les fonds se divisent : les mastodontes comme Sequoia bâtissent des plateformes propriétaires, tandis que les fonds européens adoptent un modèle “build & buy”. “Nous achetons des flux, mais gardons notre scoring en interne”, précise Foradori. Ce modèle hybride permet de conserver une lecture originale, tout en s’appuyant sur des outils puissants. Mais la clé, selon Graillot, n’est pas technologique : “Sans thèse d’investissement claire, la meilleure plateforme reste un jouet.” Les investisseurs européens apprennent à coder, à manipuler leurs propres modèles, mais aussi à poser des questions que la machine ignore : pourquoi ce marché, pourquoi cette équipe, pourquoi maintenant ? C’est dans ces interstices que se loge encore l’avantage compétitif.
“Le métier mute plus que le mythe : la question n’est pas la tech, mais l’humain”
Le binôme gagnant : humain et machine
La frontière entre l’humain et la machine se brouille. Le VC de demain saura coder, interpréter des modèles et dialoguer avec ses algorithmes. Mais c’est toujours lui qui tranche. “Le métier mute plus que le mythe : la question n’est pas la tech, mais l’humain”, résume Foradori. Cette hybridation modifie aussi la relation aux entrepreneurs. Les startups choisissent leurs investisseurs, non pour leur capital, mais pour leur valeur ajoutée. “Le smart money redevient la norme”, constate Donskaya. L’argent n’achète plus l’accès : il doit convaincre. Chez Astorya, des fondateurs cèdent plus de capital à un fonds qui apporte du réseau qu’à un investisseur anonyme. Le pouvoir a changé de camp : les startups choisissent les cerveaux avant les portefeuilles.
Vers un capital-risque à l’européenne
Derrière cette mutation technologique se joue un enjeu politique. L’Europe tente de construire un modèle d’investissement fondé sur la transparence et la confiance. Le Data Act, les réglementations MiCA et les initiatives sur l’IA responsable esquissent cette voie. “Nous devons créer une symbiose entre métriques et réseau humain”, plaide Stoycheva. Ce capital-risque à l’européenne, éthique et exigeant, pourrait devenir une marque de fabrique : une tech de la nuance, où la donnée éclaire sans dicter. Loin de singer la Silicon Valley, l’Europe revendique une autre ambition : celle d’un investisseur augmenté, mais encore humain. Le capital-risque est devenu un sport de précision. Ceux qui sauront mêler intuition, rigueur et maîtrise des données creuseront l’écart. L’investisseur augmenté ne délègue pas son flair à la machine : il l’arme, pour rester humain dans un monde algorithmique.
