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Clearview AI : l’Europe contre le miroir sans tain

 

Cinq ans après le scandale, les autorités européennes veulent que les dirigeants de Clearview AI rendent des comptes devant la justice. L’affaire rappelle qu’en matière de données personnelles, le passé ne s’efface jamais. Et que la mémoire numérique a décidément la rancune tenace.

 

On l’avait presque oubliée, cette histoire de visages collectés sans consentement. Clearview AI, la société américaine qui aspirait les photos publiques des réseaux sociaux pour nourrir ses algorithmes de reconnaissance faciale, revient hanter l’Europe. La CNIL française, l’autorité autrichienne et d’autres gendarmes de la vie privée réclament aujourd’hui des sanctions pénales contre ses dirigeants, accusés d’avoir ignoré les injonctions répétées du continent. Cette fois, le ton a changé : on ne parle plus d’amende, mais de prison.

En 2020, Clearview promettait de “révolutionner la sécurité publique” grâce à sa base de données colossale de visages récupérés sur Internet. Les États-Unis avaient applaudi, la Silicon Valley avait investi, et l’Europe avait froncé les sourcils. Les régulateurs y voyaient un cauchemar orwellien : une surveillance diffuse, sans garde-fous ni transparence. Depuis, l’entreprise a continué à prospérer dans les zones grises du numérique, entre start-up d’avant-garde et symbole du capitalisme de la surveillance.

Mais l’Europe, fidèle à sa réputation de gardienne du RGPD, n’a pas oublié. L’association NOYB, fondée par Max Schrems, a déposé plainte pour que l’affaire ne sombre pas dans les limbes administratives. Résultat : le “retour du refoulé” numérique. L’Union européenne, souvent accusée d’être lente, montre cette fois qu’elle a de la mémoire. Et qu’elle sait s’en servir.

Ce qui fascine dans ce dossier, c’est la persistance des traces. Le droit à l’oubli, concept si cher à Bruxelles, se heurte ici à une réalité crue : Internet n’oublie jamais. Les photos extraites d’un profil, même supprimé depuis des années, peuvent se retrouver indexées dans des bases d’apprentissage. Et, ironie du sort, plus les IA deviennent performantes, plus elles perfectionnent la mémoire qu’on voudrait effacer.

On touche ici au cœur du paradoxe numérique : l’humain oublie, la machine retient. Et cette asymétrie change tout. L’affaire Clearview n’est pas un simple litige entre un régulateur européen et une société américaine. Elle interroge le rapport de force entre deux civilisations : l’une fonde son pouvoir sur la donnée, l’autre sur le droit. Et les deux refusent de plier.

À travers Clearview, c’est un choix de société qui se rejoue. L’Europe, malgré ses lenteurs, tente de maintenir un principe simple : le citoyen ne doit pas être un produit. Les États-Unis, eux, misent sur la puissance de la donnée pour innover, quitte à tester les limites du tolérable.
Le bras de fer est révélateur : les Américains protègent leurs entreprises, les Européens protègent leurs citoyens. Et dans cette opposition de valeurs, chacun trouve sa cohérence.

Il reste que l’éthique, ici, a un prix. Car pour chaque Clearview qu’on sanctionne, combien d’autres sociétés anonymes collectent et traitent nos données à l’abri des radars ? La vigilance devient un marathon sans ligne d’arrivée.

En réclamant des sanctions pénales, les autorités européennes envoient un message clair : la reconnaissance faciale n’est pas un terrain sans loi. Même dans un monde où la technologie va plus vite que le droit, il est encore possible de dire non.
Et peut-être est-ce là la vraie leçon de ce retour de flamme : dans un espace numérique saturé de promesses, la seule manière d’exister en puissance est de se rappeler ses principes.

L’affaire Clearview nous le rappelle avec ironie : on peut tout capturer, sauf la confiance.
 

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