L’imaginaire collectif

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Dominique Desjeux – Anthropologue, professeur à l’université Paris Descartes, Paris V Sorbonne, consultant international

Le déploiement des nouvelles technologies génère dans la société des peurs collectives, notamment sur les menaces qui pourraient peser sur la protection de la vie privée des usagers.

Ceux qui parlent d’innovation en France émettent souvent un double discours. D’un côté, ils annoncent que, grâce à telle ou telle technologie, tout est possible. De l’autre, ils dénoncent les lourdeurs du système, les élites coupées du terrain… Et, par conséquent, que les Français sont incapables de changer.

Une forte utilité sociale

Ce double discours renvoie à deux grands imaginaires, qui structurent toute société et accompagnent la plupart des innovations tout au long de leur processus de diffusion. L’imaginaire messianique qui prédit un monde meilleur et l’apocalyptique, qui anticipe l’enfer sur terre.

ScreenHunter_18 Oct. 28 12.35Tous deux ont une forte utilité sociale : celle de donner du sens aux acteurs qui veulent promouvoir une innovation, comme à ceux qui s’y opposent. Ils se libèrent ainsi des contraintes du quotidien, de l’impact de groupes de pression ou des réseaux sociaux, du collègue « qui ne veut pas coopérer », du chef « qui ne comprend rien », sans oublier l’Etat « qui veut tout contrôler »…

L’imaginaire est producteur d’énergies en faveur ou non de tel ou tel changement. Il est central dans la réussite ou pas du processus de diffusion d’une innovation, surtout lors de sa mise en expérimentation, avant sa diffusion générale comme nous l’avons constaté avec les compteurs dits intelligents*.

La montée des smart grids répond à une croissance de la demande en énergie et à une augmentation de son coût. ERDF souhaite fournir un système de gestion de l’électricité plus efficace, grâce à la mise en place du compteur Linky. Celui-ci mesure la consommation chez l’usager final en temps réel, et ceci, sans qu’il ait à intervenir dans le processus technique. Sa mise en place pose ainsi, dès son origine, un problème plus général, celui de la « démocratie participative » et, donc, la question de savoir comment les entreprises peuvent, ou non, le prendre en compte.

Une dominante apocalyptique

Face à cet inconnu, une partie des acteurs (les militants du Net, principalement) vont s’exprimer autour de trois imaginaires, technique, économique et social, à dominante apocalyptique. Sur le plan technique, ils craignent d’être piratés à travers Linky ; irradiés par les ondes électromagnétiques et dominés par le robot qui relève leur consommation… Sur le plan économique, ils dénoncent la dérive des profits que ne manqueront pas de faire « ces grandes sociétés concessionnaires de flotte, d’élec (sic), d’autoroute, de ‘phone’, qui sont assimilés à des « mafias », au « mal absolu », par opposition au « foyer » des citoyens qui subissent un « racket » de la part des « élites mondialistes en mal de pognon » (Infoguerre, 01/01/2010).

Le dernier imaginaire, quasi-obligatoire dans toute manifestation de contestation des nouvelles technologies, est celui de Big Brother. Linky va mettre en place une « méga grille de contrôle multi-niveaux » de l’individu qui concernera son énergie, sa nourriture, ses déchets et sa santé : « Big BrothERDF vous regarde, Linky observe ‘at home’» (Centpapiers.com, 01/09/2010). Au final, nous sommes face à un imaginaire conspiratoire, dont le principe est de donner du sens à ceux qui se sentent dominés. Il est à prendre au sérieux, comme un symptôme de malaise et, non pas, simplement, comme une approche irrationnelle d’un point de vue scientifique et technologique.

* Mémoire de Julien Bernoville (2010-2011) : http://www.observatoire-energies-entreprises.fr/wp-content/uploads/2012/02/Etude-des-Smart-Grids-analyse-des-d%C3%A9bats-sur-Internet.pdf