Immobilier d’entreprise : besoin de travailler autrement

Avec les outils numériques qui favorisent le nomadisme et la collaboration, travailler ne veut plus forcément dire « aller au bureau ». De nouveaux lieux, qui ressemblent à des maisons, mixant des populations de grands groupes, de start-up et d’indépendants, alternant travail et détente, réinventent la relation au bureau.

>> Article publié dans Alliancy n°14

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Un espace bureau nouvelle génération de Next Door à Issy-les-Moulineaux (92). © Next Door

Issy-les-Moulineaux, quartier Val de Seine. Poussez la porte du nouvel immeuble Next Door, 2 600 mètres carrés, construit par Bouygues Immobilier et ouvert en juin 2015. Banque d’accueil en bois brut, machine à café et comptoir pour un snack (bio) rapide, un vélo côtoie un canapé… Bienvenue dans un immeuble de bureau nouvelle génération. Au rez-de-chaussée, une grande salle de coworking de 70 places : grandes tables de travail ou coins pour s’isoler, une salle de réunion, une autre de détente ou de créativité avec poufs colorés et balançoire… Le tout donnant sur un jardin terrasse aux chaises longues accueillantes. Indépendants, startup ou salariés nomades de grands groupes qui veulent se « poser » peuvent s’abonner à l’année, sans préavis en cas de départ, pour 300 euros HT par mois. Dans les étages, 225 places sont réparties dans des espaces de bureaux plus classiques, évolutifs en surface, loués à des PME, comme le quotidien gratuit Metronews, ou à de grands groupes qui veulent y installer temporairement une équipe « projet », pour 480 euros HT par poste. Ils profitent des services proposés dans le bâtiment, du réseau en fibre noire très haut débit à l’entretien, en passant par la conciergerie et l’animation des lieux, confiées à une start-up au nom évocateur : Haveagoodday. Des tournois sur le jeu Fifa 2015 sur PS4, au bar à ongles régulier, en passant par l’organisation de concerts, de barbecues tous les vendredis : les animations favorisent la détente, la rencontre. Alexandra, entrepreneuse qui fait du coaching par téléphone, cuisine une fois par semaine pour tous les résidents en réalisant un plat du jour pour le café-restaurant. Haveagoodday s’est donné pour mission d’accompagner « ses clients, PME, grands groupes et sociétés de Real Estate, à créer une nouvelle atmosphère de travail »

L’esprit du lieu, c’est celui « d’une pension de famille » selon Philippe Morel, président de Next Door et directeur général de l’immobilier tertiaire de Bouygues Immobilier. Entre travail et maison, concentration studieuse et détente, projets privés individuels ou d’entreprise et vie communautaire : Next Door est ce que l’on nomme désormais un « tiers-lieu », s’inspirant des codes des start-up de la Silicon Valley, qui ont eux mêmes inspirés les incubateurs de start-up et les lieux de coworking de l’écosystème numérique parisien comme Numa. Bouygues Immobilier a créé fin 2014 la filiale Next Door, pour comprendre et expérimenter in situ les « ressorts des changements sociétaux profonds que nous constatons depuis trois ou quatre ans, qui transforment la relation au travail, les modes de travail et les organisations, et appellent de nouveaux espaces de travail », explique Philippe Morel. Next Door prévoit d’ouvrir une quinzaine de sites dans les grandes agglomérations françaises ou européennes dans les cinq ans à venir.

Offrir des services

La demande d’espaces plus flexibles, moins coûteux, et offrant plus ScreenHunter_226 Oct. 12 11.30 de services, transforme le métier d’un constructeur comme Bouygues. Au-delà des murs, il faut offrir des services. Les coûts immobiliers sous forme d’engagements contraignants avec un bail 3-6-9 (ans) pour louer une surface fixe où les postes de travail sont vides un tiers du temps parce que leurs occupants sont en déplacement, en réunion ou télétravail… apparaissent de plus en plus comme un poste à optimiser. Et les grandes entreprises veulent se décloisonner, s’ouvrir à l’extérieur, repenser les niveaux hiérarchiques… L’immeuble Next Door accueille régulièrement les comités exécutifs de grands groupes qui viennent y chercher l’inspiration pour imaginer leurs futurs espaces. Philippe Morel a appelé « nextdoorisation » l’intégration d’un nouvel état d’esprit dans les bâtiments de bureaux, même s’« il faut d’abord un projet d’entreprise. L’immobiliser seul ne peut suffire à casser les niveaux hiérarchiques », prévient-il. 

C’est dans le cadre d’un projet global d’entreprise innovante et collaborative que la PME bretonne Socomore (50 millions d’euros de chiffre d’affaires, 200 salariés, 5 usines dans le monde), spécialisée dans les produits chimiques de traitement de surface pour les avions, a repensé ses sites à Vannes (Morbihan). Son patron Frédéric Lescure, qui l’a reprise en 1998, résume sa carrière par « un long passé de cancre, suivi d’un cursus à Harvard, puis quinze ans chez Saint-Gobain ». Avant la rénovation et l’extension de ses deux sites vannetais (usine, laboratoire et bureaux), il a fait un tour d’Europe pour « voir ce qui se faisait », puis a établi son cahier des charges. Une démarche collaborative, associant tous les salariés aux idées d’aménagement des nouveaux espaces, a été mise en place avec la société de conseil en organisation parisienne LBMG-Worklabs. Les locaux, appelés Socopolis, qui seront livrés fin 2015 et au printemps 2017 comprendront un espace de coworking pour les start-up locales, une salle de sport ouverte 355 jours par an, une crèche… L’objectif de Frédérique Lescure est d’offrir un cadre de travail qui « attire les meilleurs talents à Vannes » et de créer un écrin « qui nous aide à être les plus performants ».

Concilier vies privée et professionnelle

De fait, le besoin de flexibilité, de concilier vies privée et professionnelle, alors que les technologies permettent le nomadisme et la mobilité sont des préoccupations de plus en plus partagées non seulement par les jeunes salariés des générations Y et suivantes et par certains managers, mais aussi par les directions d’entreprises, dans un souci d’efficacité, d’optimisation de gestion des espaces, et de productivité. Chez Accenture, depuis le milieu des années 1990, les consultants qui travaillent en majorité chez les clients, n’ont plus de bureau fixe au siège où ils viennent occasionnellement, transportant dans leur ordinateur leur poste de travail. Dans les équipes stables au siège – environ 500 personnes sur 6 000 en France –, on pratique à tour de rôle le télétravail. Puis après 2000, Accenture France a repensé l’aménagement de son siège situé dans le XIIIe arrondissement parisien, dans le cadre du projet Moving Forward. « Nous avons imaginé 200 scénarios de situation de travail qui ont permis de définir 15 types d’espace de travail différents », explique Marc Thiollier, directeur général d’Accenture France. Petits salons adaptés à une réunion rapide à deux ou trois, Happen Space pour une grande réunion avec des participants du monde entier en visioconférence, espaces centraux où collaborateurs du siège et consultants trouvent le support informatique, les fournitures, … et viennent échanger et se détendre (espace de relaxation…).

En effet, si la technologie permet la dématérialisation totale de l’entreprise, plus une entreprise accroît son degré de virtualisation, grâce notamment à des outils nomades et partagés, plus elle doit « élever le degré de socialisation entre ses salariés », remarque Accenture. Pour les attirer au siège, le groupe organise des événements atypiques, des concerts, invite le Jamel Comedy Club… Pour Marc Thiollier : « On ne vient plus au bureau pour travailler mais pour collaborer, échanger, réseauter, partager. Cela devient un tiers-lieu pour nos collaborateurs. »

Ce que Frantz Gault, consultant chez LBMGWorklabs dit d’une jolie formule : « Le bureau doit se transformer. On n’a plus besoin d’un poulailler avec une cage par poule, mais d’espaces de bien-être, de sociabilité et de brainstorming. »

Le télétravail a été une première réponse à ce besoin. Selon LBMG, il concerne 12 à 17 % des salariés français au moins une fois par semaine, et est pratiqué par la majorité des sièges sociaux à la Défense par exemple, même si c’est souvent sans l’avenant au contrat de travail qui le légalise dans le cadre de la loi Warsmann de 2012. Aujourd’hui, la tendance va aussi vers le télétravail dans des tiers-lieux. LBMG a développé depuis quatre ans l’application Neo-Nomade, qui recense l’ensemble des bureaux à partager, lieux de coworking, télécentres en France. On y compte 4 000 à 5 000 espaces et leur nombre augmente au rythme de 300 nouveaux par an. L’offre intéresse des indépendants mais aussi des groupes soucieux de gérer leur immobilier de façon plus flexible, de mettre leurs salariés au contact d’entreprises innovantes ou de répondre à leurs besoins en mobilité. Schneider Electric, EDF, Generali… ont souscrit à l’offre NeoNomade Pro, qui leur permet de s’abonner pour disposer d’espaces à l’année. 

Ce besoin croissant de flexibilité est aussi un facteur de croissance accéléré pour les centres d’affaires plus classiques, qui louent des espaces de bureaux au mois, prennent en charge l’entretien, assurent la conciergerie, voire la domiciliation… Regus, l’un des leaders mondiaux du domaine, créé il y a plus de 20 ans et basé au Luxembourg, avec 2 500 centres dans 110 pays, a ouvert 500 centres en 2014 et… 270 de plus de janvier à juillet début 2015. En France, il en comptait 62 fin 2014 et 87 en août 2015 (55 à Paris). Installés au départ à des adresses de prestige, comme la rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, ou des quartiers d’affaires comme la Défense, les centres Regus sont occupés pour moitié par des TPE du tertiaire ou des professions libérales, à 20 % par des PME, 10 à 15 % par des start-up qui y trouvent la flexibilité nécessaire à une croissance rapide, et le reste par des grands comptes, selon Christophe Buckart, dirigeant de Regus France. Ils restent des bureaux classiques, sans les couleurs et l’aspect communautaire des nouveaux tiers-lieux. Mais eux aussi évoluent. A Pantin et dans le centre de Paris, des espaces de coworking ont été ouverts dans les centres Regus, avec des événements organisés pour les occupants une fois par mois.

Limiter les temps de transport

En lançant la marque Stop & Work, avec Orange et la Caisse des dépôts, avec un premier immeuble à Fontainebleau, et un autre prochainement près de Beauvais, Regus rapproche ces centres des lieux de résidence ou de commutation, pour répondre à la tendance à limiter les temps de transport, inefficaces et polluants. Chez Orange, l’association à Stop & Work, s’inscrit dans une réflexion sur la flexibilité des espaces de travail. 5 000 salariés pratiquent le télétravail, pour deux tiers chez eux, et un tiers dans des sites proches de leur domicile. Martine Bordonné, référente télétravail à la DRH du groupe, note que tous les salariés ne sont pas prêts à « lâcher leur bureau, et souvent ne se considèrent pas comme mobiles », même s’ils y passent peu de temps et que les bureaux sont de plus en plus vides. Christophe Buckart souhaite développer l’offre Entreprise qui permet d’ouvrir un compte Regus afin que les salariés d’un grand compte puissent travailler indifféremment dans divers centres d’affaires. Selon lui, la prise de conscience de la nécessité d’organiser le travail autrement avance lentement mais « les entreprises vont comprendre qu’obliger des salariés à aller tous les jours dans un lieu fixe est une perte de temps insupportable », alors que « les études montrent que l’innovation et la loyauté de ceux qui télétravaillent est plus forte ». Plus flexible, plus mobile, plus proche et convivial : les murs du bureau commencent à tomber.

La Villa Bonne Nouvelle, le laboratoire d’Orange

Ouverte en octobre 2014, la Villa Bonne Nouvelle d’Orange, dans le Xe arrondissement parisien, se veut un « laboratoire in vivo de la relation au travail » selon Séverine BlanchardJazdzewki, responsable du programme de transformation numérique de l’opérateur, Orange Digital Leadership Inside. Orange a décidé d’amener des start-up et des free-lances dans un de ses sites, comme le Crédit agricole l’a fait au Village by CA (cf. Alliancy 13) ou BNP-Paribas avec L’Atelier BNP-Paribas. Mais ici, l’ambition est aussi d’analyser les nouveaux fonctionnements, l’utilisation de l’espace et les collaborations qui s’y développent. Trois équipes projets d’Orange, auparavant dispersées dans différents sites, ont pu être réunies en résidence à la Villa : l’une travaille sur l’application mobile Orange, l’autre développe des services à partir de l’utilisation de données (Data Venue) et la troisième, est issue de L’Ecole
RH, spécialiste de la formation des personnels des RH. A leurs côtés, des salariés de deux start-up, Simplon, réseau d’écoles de formation au numérique, et Stample, qui développe une plate-forme de veille collaborative, ainsi que des freelances (designers, graphistes..). Au total, 50 personnes partagent une grande cuisine, un salon, séparés d’une vaste salle de travail sur des tables à la disposition variable, et d’un espace de réunion, par de simples rideaux isolants du bruit. La résidence prévue pour durer six mois a été allongée à neuf, et de nouvelles équipes arrivent à la Villa. 

La convivialité s’est vite installée entre résidents. Et petit à petit, l’habitude de reprendre toujours la même place de travail, en se groupant souvent par métiers (développeurs entre eux, marketeurs entre eux…). L’observation a mis à jour le besoin d’un intermédiaire, non seulement pour régler les petits problèmes domestiques liés au partage d’une cuisine, mais aussi pour faire le lien d’un projet à l’autre… La Villa a donc recruté une « feelgood manager » dont la mission est de favoriser les collaborations entre résidents, de proposer des animations communes… Orange organise régulièrement des visites à la Villa pour ses managers, qui s’étonnent parfois de voir les résidents jouer à la Play Station tout en réglant une affaire par téléphone. C’est justement l’objectif de ce lieu : « Etre source d’inspiration pour l’ensemble du groupe, inciter à la réflexion pour réinventer les environnements de travail », témoigne Séverine BlanchardJazdzewki, qui se réjouit de voir les échanges se développer entre directions des ressources humaines et de l’immobilier pour réfléchir aux espaces de travail.

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