En s’appuyant sur des technologies réversibles, capables de servir aussi bien la défense que les services publics, les start-up « SouvTech » incarnent une approche renouvelée de la souveraineté technologique. Tour d’horizon des enjeux actuels avec Hubert Raymond, directeur de l’innovation et de l’accélérateur GENERATE du GICAT (Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres).
Comment définir aujourd’hui une start-up « SouvTech » ? Est-ce avant tout une question de technologie, de marché cible ou de capacité à réduire une dépendance stratégique ?
La notion de « SouvTech » est apparue lorsque nous nous sommes rendus compte, avec les start-up de l’accélérateur GENERATE, de l’absence criante de dispositif pour l’investissement dans de jeunes entreprises proposant une technologie et une priorisation de recherche de débouchés dans le secteur de la défense, tout en présentant des finalités d’emploi dans d’autres domaines dits de « souveraineté ».
L’idée est d’enrichir la notion de dualité pour la rendre plus concrète : une même technologie peut servir des usages à la fois civils et militaires. La dualité est en effet assez obscure, au même titre que l’industrie de défense et de sécurité est globalement méconnue.
Cette notion juridique a été assez galvaudée depuis sa redécouverte – dans l’urgence – en 2020 avec la crise du Covid-19. Mais elle doit être entendue comme ce qui garantit à l’État sa liberté de choix, notamment pour la continuité des institutions qui le composent. Par conséquent, nous pouvons entendre le terme de souveraineté de la manière suivante : les secteurs qui concourent à la pérennité et à la continuité de l’État.
Quels secteurs sont concernés ?
Les secteurs visés sont ceux que nous appelons « secteurs régaliens » par essence, comme la défense ou la sécurité, mais aussi la justice. Sans oublier d’autres secteurs aujourd’hui reconnus comme « d’importance vitale » (nucléaire, énergie…), ainsi que les activités essentielles de services publics nécessaires pour assurer les missions les plus fondamentales d’intérêt général (transports, hôpitaux…).
Une start-up « SouvTech » est donc une start-up qui présente une technologie poreuse (qui peut avoir plusieurs finalités) et réversible (qui est aisément et rapidement adaptable à une autre finalité), qui a des finalités dans la défense et la sécurité (le régalien), mais aussi dans les activités d’opérateurs d’importance vitale ou alors dans des activités de service public. Je précise que nous parlons ici de start-up qui sont des entreprises françaises, à capitaux français.
Quels sont les freins majeurs que rencontrent les jeunes pousses « SouvTech » pour transformer leur innovation en produit industrialisé et adopté par les acteurs publics comme privés ?
C’est là que nous trouvons des similitudes entre la défense/sécurité et les autres écosystèmes, mais aussi des spécificités propres au domaine de la défense et de la sécurité, caractérisés tous deux par la notion de « besoin opérationnel ».
Tout d’abord, de manière générale, les start-up défense et sécurité rencontrent des freins dans le cadre du financement de leurs projets d’industrialisation. J’y reviendrai plus tard, mais les secteurs régaliens aujourd’hui en vogue étaient jusqu’à très récemment persona non grata dans les portefeuilles des financeurs et des investisseurs.
Les freins les plus prégnants pour le développement industriel concernent l’accès au foncier, la capacité à contractualiser pour des POC avec de grands groupes industriels qui n’ont pas la temporalité des start-up (dans la défense ou autre écosystème), ou encore à se faire connaître des bons donneurs d’ordres. Il faut aussi noter la difficulté que peuvent avoir certaines entreprises à tester leur matériel et à avoir des retours de la part des forces, n’étant pas n’importe quels clients.
Il peut être aussi difficile, et cela requiert un investissement massif dès l’origine, de poursuivre plusieurs finalités à la fois dès le lancement de l’entreprise, en ce que le business model en sera impacté. Il faut garder à l’esprit que la disruption du marché et des acteurs qu’opèrent actuellement les nouveaux entrants comme Palantir, Anduril ou Shield AI repose avant tout sur la capacité à mobiliser rapidement et massivement des capitaux qui permettent une ambition sur la Tech.
En quoi l’accompagnement de GENERATE diffère-t-il pour une start-up « SouvTech » par rapport à une start-up « classique » de la tech ou de la défense ?
GENERATE est le label innovation et l’accélérateur du GICAT, le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres. Il représente les entreprises au niveau national et international, mais aussi régional. D’emblée, GENERATE possède un différenciant notable : sa capacité à s’appuyer sur la force de frappe d’une filière industrielle de près de 500 adhérents, de la start-up au maître d’œuvre industriel, en passant par la PME (plus de 80 % des adhérents) et l’ETI.
L’accélérateur propose un accompagnement de trois ans, fondé sur l’immersion de la start-up au sein du groupement. Cette intégration lui permet de s’ancrer dans un environnement industriel structuré et de se connecter directement à l’écosystème de la défense et de la sécurité. L’entreprise bénéficie d’une visibilité accrue auprès des acteurs publics et privés de la filière. Elle peut s’appuyer sur une équipe de renfort composée d’experts partenaires chargés de consolider sa structuration et son modèle économique.
L’accélérateur soutient également ses démarches commerciales en facilitant l’accès aux commissions du GICAT, véritables espaces de dialogue au sein de la filière, et en organisant des sessions de rencontres avec les acteurs du secteur, notamment sous la forme de « bootcamps ». L’accompagnement s’étend enfin à l’international, grâce à la possibilité de participer à des salons professionnels sur les pavillons fédérés par le COGES, filiale du GICAT et organisatrice du salon Eurosatory.
Quelles sont les conditions d’accès à cet accélérateur ?
Pour accéder aux services du GICAT et de l’accélérateur, il faut démontrer que la technologie proposée répond aux critères de la SouvTech, au minimum en TRL 7 (Technology Readiness Level 7, soit le niveau 7 de maturité technologique), mais également que l’entreprise présente un minimum de structuration et de capacité à nouer des relations commerciales pérennes avec ses interlocuteurs publics comme privés.
Par la suite, la start-up passe un jury de sélection qui réunit des représentants du ministère de l’Intérieur, du ministère des Armées et des industriels du GICAT… Trente minutes en tout de passage en face de vingt personnes au minimum, dont l’INPI, permettent d’admettre définitivement une start-up au sein de GENERATE ! Les jurys sont au nombre de quatre par an, avec dix start-up à chaque session.
Le financement est souvent cité comme un point critique. Comment convaincre davantage d’investisseurs privés d’intégrer la dimension souveraineté dans leur stratégie d’investissement vis-à-vis des start-up ?
Effectivement, jusqu’à récemment (précisément, jusqu’au 20 mars 2025 avec le « Dialogue de place » conjoint entre l’ancien ministre de l’Économie Éric Lombard et l’ancien ministre des Armées Sébastien Lecornu), la défense était encore vue comme un investissement qui ne remplissait pas les critères ESG ou RSE des établissements bancaires et des acteurs de l’investissement. Il faut rappeler qu’en 2019, la défense était classée au même niveau que l’industrie du tabac ou la pornographie en ce qui concerne l’indice d’investissement durable.
Les start-up dans ce domaine n’étaient pas une exception à la règle, et les fonds à lever étaient encore plus frileux, en ce que tout ce qui touchait à un système de défense, de près ou de loin, était « radioactif ». Même si, par exemple, la technologie présentée concernait des outils ergonomiques pour le combattant débarqué et son équipement, et pouvait être aussi vendue dans les magasins de sport pour les aficionados du trail.
En quoi les choses sont-elles en train de changer ?
Les temps changent, et il faut à ce sujet relever la récente étude de Bpifrance Le Lab, publiée en octobre dernier, intitulée « Aux armes dirigeants ». Elle pose un constat global et détaillé sur l’industrie de défense et ses caractéristiques, et explore les possibilités de développement de cette filière qui crée un engouement certain chez bon nombre d’acteurs économiques. Il faut aussi relever le changement de position de la Banque européenne d’investissement, et par conséquent celui du Fonds européen d’investissement, de s’impliquer dans la défense avec diverses priorités : les infrastructures, la R&D et l’appareil industriel. Si nous constatons qu’il ne s’agit pas encore de systèmes de défense à proprement parler, ce pivot est à saluer et encourager.
Au-delà, investir dans la Tech souveraine revêt un intérêt important en ce que les technologies, investies et/ou financées massivement dès la capacité de l’entreprise à croître vers TRL 7, peuvent présenter des débouchés dans plusieurs marchés différents. Surtout, le secteur de la défense a démontré encore cette année des performances remarquables pour celles présentes sur les marchés financiers. Les entreprises dans ces domaines présentent des carnets de commandes remplis.
Il faut aussi rappeler, si l’incertitude continuait de demeurer sur l’opportunité de l’investissement et le financement de l’industrie de défense, que l’objectif n°16 des Nations unies pour le développement durable est la paix. L’industrie de défense et de sécurité, et par extension la technologie qui s’intègre dans les biens qu’elle produit, contribue pleinement à la réalisation de cet objectif.
Enfin, quelles sont selon vous les conditions indispensables pour que l’écosystème français voie émerger, à partir de ces start-up SouvTech, de futurs champions capables de s’imposer au niveau européen ou international ?
À un moment où il faut rationaliser et réindustrialiser, considérer le niveau européen avec le remplaçant du programme Horizon Europe qui intégrera l’aspect « dual », il est nécessaire de se poser la question de la concentration des efforts et de l’économie des moyens.
En ce sens, il paraît essentiel de maximiser les potentiels de réussite des jeunes entreprises innovantes en leur demandant d’être Sovereign by design, c’est-à-dire d’identifier le plus petit dénominateur commun entre les finalités d’emplois des technologies afin de pouvoir facilement s’adapter en fonction des marchés. Cette action est aussi un accélérateur de business dans le domaine de l’export, car cela permet d’avoir un socle technologique déjà identifié qui permet de vendre à l’étranger suivant les finalités identifiées en fonction des marchés.
Surtout, l’écosystème de l’accompagnement de ces jeunes pousses existe, et les acteurs du financement et de l’investissement n’ont pas à hésiter à contacter des spécialistes du secteur comme GENERATE, qui fêtera en mars 2027 les dix ans de la structure d’accompagnement.
