De l’effet « Waouh » à la décision : l’IA frugale comme boussole stratégique

 

Notre chroniqueuse Ana Semedo a participé au SIDO, le grand évènement dédié à l’IoT, la robotique, les réalités étendues… et l’IA. De ce passage à Lyon, elle a retiré quelques réflexions clés qu’elle nous partage.

 

Et si la frugalité devenait un levier d’innovation et de performance responsable ? Face aux modèles toujours plus puissants, l’IA frugale invite les organisations à créer un avantage durable. Mon passage au SIDO 2025 m’a permis de pousser cette réflexion face aux problématiques auxquelles font face les organisations.

 

L’IA a banalisé le milliard

 

Milliards de paramètres, milliards de dollars, milliards de Watts, milliards de kg de CO₂. Chaque semaine, un nouveau record. On s’émeut, on relaie, on attend le prochain. Parallèlement, un langage technique s’est imposé – machine learning, deep learning, fine-tuning… On confie l’IA aux « techos » et on la traite en boite noire. Si ce réflexe de délégation est compréhensible, il est aussi stratégiquement dangereux, car il nous prive de l’essentiel : la capacité de décider. Or la promesse de l’IA – transformer des usages – nous concerne tous. La frugalité est précisément le moyen de redevenir acteurs, transformer un coût subi en choix stratégique : une discipline de décision, pas une morale du renoncement. Elle permet aux entreprises de reprendre la main, en alignant performance, maîtrise des coûts et impact positif.

 

IA frugale vs Green AI : clarifier pour agir

 

Encore trop souvent, l’IA frugale est confondue avec le Green AI, réduite à une affaire technique, et reléguée aux ingénieurs. Le Green AI vise à réduire l’empreinte des systèmes (code, données, infrastructures). L’IA frugale ajoute le questionnement des besoins et usages et vise la sobriété du service sur son cycle de vie. C’est ce point que j’ai tenu à défendre lors d’une table ronde au SIDO 2025 : reconnecter l’IA à ses impacts réels, à nos usages concrets, à notre pouvoir d’action.

 

Moteurs, IA… et prise de décision

 

Prenons une analogie simple : si je dis « moteur », vous me demandez aussitôt moteur de quoi ? Voiture ? Avion ? Aspirateur ? Spontanément, vous vous positionnez comme utilisateur. Vous interrogez l’usage, le contexte, la finalité. Avec l’IA, c’est la même chose : IA de quoi ? Pour générer du code ? Piloter l’éclairage public ? Automatiser un recrutement ? Identifier une fuite d’eau ? Les usages, les calculs et ressources, les arbitrages et risques ne sont pas les mêmes. Et pourtant, le débat reste souvent focalisé sur l’empreinte du modèle, comme si elle suffisait à garantir la valeur, au lieu de s’intéresser à ce qu’il permet, ce qu’il coûte à l’usage, ce qu’il transforme. Poser la bonne question (« IA de quoi ? ») aide à investir avec pertinence, là où l’IA crée de la valeur.

 

Comme souvent, pour illustrer mon propos, je vous propose un petit dialogue imaginaire. Dans les allées animées du salon SIDO 2025, nos deux personnages, « Green AI » et « IA frugale » se croisent et entament une discussion :

  • Green AI : J’ai optimisé mon modèle. Moins de paramètres, distillation, quantization. Mon empreinte baisse.
  • IA frugale : Bravo. Tu as pensé au service ? Ton modèle a généré un code énergivore déployé dans une appli exécutée des milliers de fois. Le bilan explose en production.
  • Green AI : Mais mon modèle est économe en CO2 !
  • IA frugale : C’est comme un radiateur « grille-pain » : pas cher à l’achat, ruineux à l’usage. La vraie métrique, c’est le coût complet par service rendu.
  • Green AI : Et l’open source hébergé en interne ? C’est frugal et souverain, non ?
  • IA frugale : Parfois oui. Parfois non. Si le modèle n’évolue pas, tu payes en obsolescence, dette technique, talents introuvables. La frugalité, c’est aussi la maîtrise dans le temps.

Que retenir d’un tel échange ? Que l’IA frugale doit être une boussole pour décider. L’IA frugale ne dit pas « moins ». Elle dit « mieux ». Elle repose sur une vision systémique : utilité concrète, empreinte nette du service rendu, capacité à durer. C’est sur cette base que j’accompagne les organisations dans leur démarche IA frugale et que j’ai co-piloté la méthodologie AFNOR SPEC « IA frugale » : aider les décideurs à croiser performance, innovation, sobriété, dette technique.

 

Dans ce cadre, il existe trois échelles pour reprendre la main :

 

Les organisations

 

  • Utiliser l’IA pour innover, transformer, pas seulement pour chercher des gains de productivité.
  • Penser en portefeuille IA, anticiper la dette technique, la dépendance, les risques, notamment d’obsolescence.
  • Ne pas confondre IA open source et solution miracle : tout dépend du contexte, des risques et de la capacité à maintenir.

 

Les États

 

  • Porter une vision industrielle et territoriale des data centers : stratégies d’implantation ; arbitrages énergétiques et hydriques avec d’autres usages ; articulation cloud / edge ; analyse de cycle de vie réelle. Nombre de pays (Chine, Singapour, Pays-Bas…) s’y attellent. La France, pas encore.
  • Anticiper les obsolescences rapides avec l’arrivée de nouveaux devices (ex. oreillettes Apple avec traduction on-device, futurs companions OpenAI) et garantir l’interopérabilité des systèmes IA pour éviter les enfermements algorithmiques.
  • Adopter des standards validés de mesure de l’empreinte d’un système d’IA, car sans référentiels et outils comparables, on décide à l’aveugle.

 

Les individus

 

  • Comme pour la mobilité douce, réduire, réutiliser, arbitrer.
  • Penser usage : utile ou gadget énergivore ? IA ou pas IA ?
  • Réemployer ce qui peut l’être (images, prompts, workflows), plutôt que multiplier.

 

Et « AI for Green », dans tout ça ?

 

L’idée d’une IA qui sauve la planète séduit. Mais attention à ne pas prolonger l’effet Waouh : une IA peut être verte dans sa construction… et énergivore dans ses usages. La frugalité, ici encore, réintroduit du discernement. Elle permet de sélectionner les cas réellement pertinents, d’évaluer l’impact global, d’ajuster la complexité technique au bénéfice réel. Par exemple, une étude du MIT (août 2025) montre que des modèles simples fondés sur la physique (Linear Pattern Scaling) surpassent le deep learning pour estimer les températures régionales. À l’inverse, le deep learning reste plus pertinent pour les précipitations locales. La bonne IA pour le bon usage, à la bonne échelle de complexité : c’est ça, une IA frugale au service de l’environnement.

 

Frugalité, innovation, performance : le triptyque durable

 

Avec l’IA, frugalité, innovation et performance peuvent marcher ensemble.
À condition de sortir du réflexe Waouh, et de s’appuyer sur trois leviers. D’abord de l’audace, pour remettre en question les « vérités établies ». Ensuite des compétence, pour arbitrer usage par usage, sans technosolutionnisme. Collectif, pour construire des choix utiles, partagés, ancrés dans la réalité de votre organisation. Et si vos prochains arbitrages IA intégraient ces trois critères ? Frugalité, innovation, performance : un avantage durable. Activez-le