Avoir une posture « à courte vue » sur le business, plutôt que de penser la stratégie technologique de long terme. C’est en substance ce qu’a reproché cette semaine aux banques privées, le directeur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau.
Le sujet de cette crispation ? L’euro numérique, dont le banquier central déplore la lenteur de l’émergence dans une interview fleuve pour le média spécialiste de géopolitique Le Grand Continent. Dans un monde où la part des paiements en liquide et en chèque décroît fortement d’année en année face aux usages de cartes bancaires ou plus encore du mobile, la question de la dématérialisation des moyens de paiement pourrait paraître réglée. En fait, le combat de l’euro numérique est moins celui de l’usage, que de la dépendance technologique vis-à-vis des réseaux américains dominants Mastercard et Visa. Avec à la clé un risque pour les banques « d’être les premières perdantes en l’absence de solution européenne et en euros » d’après le directeur de la Banque de France. Vu sous cet angle, la lenteur du changement ne manque pas de rappeler les autres problématiques de dépendances technologiques des organisations. Cela peut-il continuer ?
Preuve de maturité technologique
L’euro numérique est un projet de modernisation porté par la Banque centrale européenne (BCE), afin de disposer d’un système de paiement « paneuropéen » cohérent, véritable projection de puissance monétaire. Christine Lagarde, présidente de la BCE, résume ainsi l’objectif : « L’euro numérique n’est pas seulement un moyen de paiement, c’est aussi une déclaration politique concernant la souveraineté de l’Europe et sa capacité à gérer les paiements, y compris sur une base transfrontalière, avec une infrastructure et une solution européennes. » Autrement dit : la preuve d’une maturité technologique et d’une capacité à faire qui était jusqu’alors laissée entre les mains expertes (et américaines) de Visa et Mastercard. L’infrastructure fournie par la BCE permettrait ensuite au secteur privé de construire ses propres solutions et services.
Les banques en première ligne
Mais au-delà de la belle intention, le projet se heurte depuis son lancement il y a 6 ans aux éternelles craintes des États-membres sur le niveau de maîtrise qu’ils pourront avoir dans ce nouveau système. C’est pourquoi le 19 septembre, les ministres des finances de l’Union européenne se réunissaient une nouvelle fois pour trouver un chemin vers la monnaie numérique, avec l’objectif de légiférer dès l’an prochain. Le compromis qui a été trouvé consiste à laisser un droit de regard aux ministères nationaux sur l’émission de l’euro numérique et les plafonds de détention des résidents de l’UE. De quoi emporter l’accord des représentants politiques… mais aussi de provoquer une levée de boucliers du côté des banques elles-mêmes. Celles-ci pointent l’impact business, les coûts qu’elles devront supporter pour acter le changement, mais aussi le risque sur les dépôts de leurs clients qui pourraient se méfier de cette transformation. Avec à la clé une déstabilisation de tout le système bancaire. De plus, selon l’argument de certaines banques françaises, les facilités offertes par des systèmes de services de paiement comme Wero permettent déjà de répondre aux problématiques soulevées.
La menace du stablecoin en dollars
L’euro numérique est-il donc la dernière incarnation de la bataille des idéalistes contre les pragmatiques ? Pour François Villeroy de Galhau, l’affaire est plus complexe. Il souligne que l’enjeu est celui d’anticiper les grands changements à venir, dans un contexte géopolitique où les règles du jeu ne sont plus celles de ces dernières décennies. Il pointe en ce sens une triple rupture : technologique, avec la tokenisation et la décentralisation financière ; économique avec la privatisation possible de la monnaie ; et politique avec le changement de « l’attitude américaine ». À partir de là, le risque pour l’Europe est donc d’être mis demain devant le fait accompli d’une « quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens ». Et ce, alors que la monnaie est une des fondations essentielles de la souveraineté. La perte de maitrise serait alors totale, dans l’analyse du banquier central. Reste à convaincre les banques que la promesse de l’euro numérique n’est pas de nature à saborder leurs affaires : car si la réduction des dépendances technologiques a un coût qui est rarement anodin, elle ne se fait surtout jamais sans l’adhésion de celles et ceux qui en portent les usages quotidiens.
