Fariha Shah : la réussite comme manifeste, l’éthique comme arme  

 

Fondatrice de Golden Bees puis de Cominty, investisseuse et engagée à la CPME, Fariha Shah refuse l’étiquette de « l’exception » dans la tech. Elle revendique une autre vérité : transformer les brèches en opportunités et imposer ses valeurs comme levier de performance. 

 

Devant les fonds d’investissement parisiens, Fariha Shah enchaîne les rendez-vous. Chaque pitch, chaque dossier, et toujours le même couperet : non. Elle revoit encore ces refus tombés comme un verdict sans appel : “trop risqué”, “pas assez mature”, “profil atypique”. Pourtant Golden Bees affiche déjà un million d’euros de chiffre d’affaires. Il faudra une année entière d’obstination avant qu’un fonds accepte enfin de miser sur elle. Dix-huit mois plus tard, ce pari rapporte vingt fois la mise. « La masse n’a pas toujours raison », tranche-t-elle. Pour Fariha Shah, cet épisode a cristallisé une conviction : refuser que des statistiques, 2 % de levées féminines, 98 % de portes closes, dictent la suite de l’histoire. Dans l’enfance, déjà, on a tenté d’écrire son destin à sa place. L’écolière, attirée par la sensibilité et l’esprit critique de la littérature, a dû se plier aux poncifs : les chiffres prévalent aux lettres. Son entourage lui conseille donc de suivre la voie sage, sans vague, du bac ES (économie et social) à l’école de commerce. En arrière-plan, le murmure familier aux enfants d’immigrés tente de verrouiller son parcours, pas les bons codes, pas les bons réseaux : il faut travailler deux fois plus. “Le bruit, c’est ce que les autres répètent jusqu’à ce que vous finissiez par y croire. Moi j’ai décidé de l’éteindre”. La formule lui vient de son père. Arrivé du Pakistan à 18 ans, il lui transmet une discipline intransigeante qu’il s’est d’abord imposé à lui-même : travailler sans relâche mais, toujours, avec intégrité. De cet héritage, elle en a fait son logiciel de pilotage entrepreneurial. 

 

Golden Bees, l’utilité comme ADN 

 

Et c’est avec cette boussole qu’elle fonde Golden Bees en 2015. L’idée était alors d’utiliser la publicité programmatique, honnie pour son côté intrusif, afin de résoudre les difficultés de recrutement étonne autant qu’elle intrigue. Quelques années plus tard, le pari est gagné : 4 millions d’euros de chiffre d’affaires, 40 salariés, un rachat à une valorisation solide. Mais, au-delà des chiffres, Fariha honore un autre pan de l’héritage paternel : la transparence, la convivialité, le travail commun et l’utilité comme valeurs cardinales. “On a recruté des ingénieurs qui auraient pu rester chez Google ou Meta, mais qui préféraient trouver du sens”, raconte-t-elle. Là où beaucoup ne voyaient qu’un marché saturé, l’entrepreneuse a décelé une brèche et l’a transformée en levier. À l’opposé des clichés d’une start-up prête à tout pour croître, Fariha Shah sait dire non et assume pleinement ses refus. Celui d’un contrat juteux, mais incompatible avec ses valeurs. “À court terme, c’est une perte. Mais la vie est un investissement”, affirme la femme d’affaires. L’éthique, chez elle, n’est pas une coquetterie morale, mais le socle même de son action ce qui en fait un puissant moteur d’attractivité. “Ce que vous sacrifiez aujourd’hui, vous le retrouvez demain en performance et, surtout, dans un climat de confiance.” Fariha poursuit ce chemin de la transparence avec Cominty, sa nouvelle société lancée en novembre 2023. L’innovatrice s’attaque cette fois à une autre faille pour redonner le contrôle des données à ceux qui les produisent, notamment face à des IA aussi gloutonne qu’insatiable. 

 

Un manifeste pour la singularité féminine 

 

Malgré sa réussite, il n’y a pas de place au storytelling glamour : sa fille a neuf mois lorsqu’elle lance cette première entreprise. Son deuxième enfant naît alors que la start-up explose. Des réunions interrompues, un bébé au bureau, un nourrisson en visio. “Le système n’a jamais été pensé pour accueillir la singularité des femmes ni leur maternité. Concilier les deux, c’est surhumain, non pas parce que les femmes seraient hors du commun, mais parce que rien n’a été prévu pour elles”, dénonce-t-elle. Enceinte ou jeune mère, elle avance sans répit, consciente que chaque victoire s’arrache dans un environnement façonné par et pour les hommes. Plutôt que de taire cette réalité, Fariha en a fait une revendication. Ses enfants, elle les a emmenés partout, sans détour, sans s’excuser, ni rendre de comptes. “Dans notre société, on a presque honte d’être mère. Moi, j’ai choisi d’en faire une fierté”, rétorque-t-elle. Ses mots résonnent comme un manifeste. Aujourd’hui encore, elle refuse ce jeu truqué. Loin de la figure lisse de la “superwoman”, Fariha Shah incarne une vérité plus rugueuse : assumer pleinement sa maternité comme partie intégrante de son ambition et rappeler que changer les règles du système, c’est aussi refuser de dissocier la femme, la mère et la cheffe d’entreprise. 

 

L’exigence comme arme 

 

À qui lui demande d’où vient sa soif de performance, elle répond sans détour : de la nécessité de prouver plus, toujours plus. “À entreprise égale, il fallait faire deux fois mieux pour être entendue. Alors j’ai choisi de casser le plafond de verre en y mettant les chiffres”, explique l’entrepreneuse. L’ambition n’est pas feinte, elle ne vise pas dix millions, mais cent. Parce qu’à cette échelle, l’impact ne se vit plus comme un détail, mais comme une lame de fond. Aussi parce qu’une femme qui réussit en entraîne, mécaniquement, d’autres dans son sillage. Fariha Shah refuse qu’on la réduise à une anomalie statistique. Elle incarne une vérité plus dérangeante : on peut hacker le système sans renoncer à soi. “Mais comme je le disais, le bruit, il y en aura toujours. Mais la seule vérité, c’est celle que vous construisez”, conclue-t-elle. Ses mots claquent comme une règle simple, presque brutale. À la différence près que cette règle, c’est elle qui l’a écrite.