À l’occasion du Bank Tech Day, dirigeants bancaires et innovateurs technologiques ont débattu des blocages et leviers du financement de l’innovation dans un contexte géopolitique sous tension. De BNP Paribas à Pasqal, chacun a détaillé les lignes de fracture actuelles.
L’innovation ne progresse plus à découvert. Pour les banques CIB (Corporate & Institutional Banking), chaque nouvel investissement technologique est conditionné par une chaîne d’approbations géopolitiques, réglementaires, économiques. À mesure que les technologies avancent, les conditions pour les financer reculent. C’est ce paradoxe que révèle la table ronde organisée lors du Bank Tech Day, réunissant Alain Papiasse (BNP Paribas), Pierre Dulong (Crédit Agricole CIB), Laetitia Fournier (Natixis CIB), et Loïc Henriet (Pasqal). Tous s’accordent sur un point : dans un monde fragmenté, soumis aux lois extraterritoriales et dominé par des technologies non-européennes, le financement de l’innovation bancaire devient un exercice périlleux, autant diplomatique qu’économique. Mais si les contraintes s’intensifient, la nécessité d’innover, elle, ne faiblit pas. Entre nécessité d’agilité et logique de conformité, c’est toute l’architecture de financement de l’innovation bancaire qui vacille.
Le bouton rouge du dollar
“À chaque fois que vous touchez au dollar, vous êtes sous le droit américain.” Le rappel d’Alain Papiasse, Chairman de BNP Paribas CIB, pose les termes du problème. Toute opération en dollars, même entre deux entités non américaines, peut déclencher un mécanisme de surveillance, voire de sanction via l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), pouvant bloquer une transaction ou suspendre un flux.
L’extraterritorialité du droit américain agit comme un véritable bouton rouge sur l’activité bancaire mondiale. Dans ce contexte, chaque initiative technologique financée en dollars, hébergée sur une infrastructure américaine ou appuyée sur des API (interface de programmation d’application) américaines, devient une vulnérabilité potentielle. La banque n’a plus seulement à calculer le ROI (retour sur investissement) ou le time-to-market d’un projet, mais aussi son exposition géopolitique.
Les conséquences sont lourdes. Certaines banques, comme BNP Paribas, ont dû abandonner des pans entiers d’activité (comme le négoce pétrolier) car le coût de filtrage et de conformité rendait l’investissement non rentable. Le risque réglementaire devient un facteur de décision stratégique, et un frein direct au financement de l’innovation.
L’innovation dans un cadre qu’on ne maîtrise plus
Le piège s’aggrave avec la dépendance technologique. L’IA générative et les infrastructures cloud, désormais au cœur de toutes les démarches d’innovation, sont dominées par des acteurs non européens. “ 70 % du cloud européen est entre les mains de géants américains”, rappelle Laetitia Fournier, responsable data innovation chez Natixis CIB. Même constat pour les modèles LLM : OpenAI, Microsoft, Google… Dès lors que ces briques technologiques deviennent indispensables à l’innovation, les banques financent involontairement l’emprise de fournisseurs dont elles ne maîtrisent ni les modèles économiques, ni les agendas géopolitiques.
L’Europe n’a pas structuré son capital patient
à l’échelle de ses ambitions stratégiques.
Le Cloud Act américain de 2018 ajoute une couche d’incertitude, autorisant les autorités US à accéder à des données stockées hors sol américain. À ce jeu, toute architecture IA ou cloud non maîtrisée est une ligne de crédit sous tutelle. Et l’innovation devient un luxe géopolitique. Résultat : même les projets internes doivent intégrer des plans B techniques, juridiques, diplomatiques. Un surcoût qui peut dissuader les financements ou ralentir leur mise en œuvre.
Des champions européens, mais pas de moyens pour les faire grandir
Face à cette dépendance, des acteurs européens émergent : Mistral pour les LLM, Scaleway pour le cloud, ou encore Pasqal pour le quantique. Mais ces solutions nécessitent des financements longs, massifs et coordonnés. Or, c’est précisément ce qui manque à l’Europe. “Nous avons levé 125 millions d’euros, mais avons dû chercher des fonds en Asie, aux États-Unis, au Moyen-Orient.
Il manque en Europe des investisseurs capables de soutenir des cycles de R&D de 5 à 10 ans”, témoigne Loïc Henriet, CEO de Pasqal. Le problème ? L’Europe n’a pas structuré son capital patient à l’échelle de ses ambitions stratégiques, c’est-à-dire des investissements à long terme dans des entreprises en démarrage ou en croissance avec des conditions flexibles et un ROI potentiel. Contrairement aux États-Unis, où 65 % du financement économique passe par les marchés de capitaux, l’Europe repose encore à 65 % sur les bilans bancaires.
En d’autres termes, leurs capacités d’octroi dépendent de leurs bilans, c’est-à-dire des ressources propres et des dépôts disponibles qu’elles peuvent allouer au crédit, sous contrainte réglementaire. Or, ces contraintes, dites Bâle III et IV, imposent des ratios stricts de solvabilité et de liquidité, pensés après la crise de 2008… mais peu adaptés aux réalités économiques de 2025. Résultat : même si une banque souhaite investir ou prêter à des projets technologiques, le cadre réglementaire bride sa capacité à le faire, sauf à un coût trop élevé. “On applique encore des normes décidées il y a 15 ans alors que le monde a changé trois fois en trois mois”, tacle Alain Papiasse.
La R&D bancaire, d’un “nice to have” à un impératif stratégique
Historiquement, l’innovation dans les banques n’était pas pensée comme un investissement structuré. Quelques PoC (Proof of Concept), un budget innovation symbolique, et une logique de veille. Ce modèle n’est plus tenable. “Toutes les industries ont des organisations R&D. Pourquoi pas les banques ?”, interroge Pierre Dulong, CTO de Crédit Agricole CIB. Face à l’accélération technologique (quantique, IA, blockchain), les CIB (Corporate & Institutional Banking) doivent désormais traiter la R&D comme une ligne stratégique de financement, dotée de moyens, de gouvernance et d’objectifs clairs. Cette R&D ne vise pas seulement à développer des produits internes. Elle doit aussi permettre de soutenir des écosystèmes technologiques souverains, via des coopérations structurées, des achats orientés, et des prises de participation ciblées. Les banques doivent donc surmonter un double défi : organisationnel, soit être plus agiles et expérimentales malgré les contraintes réglementaires et culturel, donc considérer la R&D comme un investissement critique, non un coût compressible. Cela suppose de sortir de la logique défensive. Aujourd’hui chaque technologie adoptée est analysée à travers le prisme du risque, de la conformité, des contraintes internes. Les conséquences ? Peu de marges pour expérimenter, encore moins pour investir massivement. Pourtant, sans effort coordonné des grandes banques, les champions européens resteront à l’état de start-up.
Les banques ne pourront pas porter à elles seules les 2 000 milliards
nécessaires chaque année pour la transition européenne
Rompre l’impasse du financement par le bilan
Le nœud du problème est là : en Europe, le financement repose principalement sur les bilans bancaires. Les marchés de capitaux sont sous-développés. Financer des projets technologiques stratégiques à long terme sans marchés de capitaux performants est une impasse. « Les banques ne pourront pas porter à elles seules les 2 000 milliards nécessaires chaque année pour la transition européenne”, rappelle Alain Papiasse. Il appelle donc à un réveil réglementaire européen. L’union des marchés de capitaux promise depuis des années peine à se matérialiser. Et les réformes post-crise financière désincitent les activités de marché qui pourraient, justement, soutenir les technologies de rupture. “ On nous impose FRTB (Fundamental Review of the Trading Book) sur les boucles de trading alors que le reste du monde ne l’applique pas. C’est un suicide compétitif”, déplore Alain Papiasse.
En bridant les marchés, on bride aussi la capacité à faire émerger des technologies européennes souveraines. Pas de champions sans capital. Pas de capital sans réforme. Les banques, elles, ne demandent pas une dérégulation, mais une cohérence. Dans un monde multipolaire, le financement de l’innovation ne relève plus du seul calcul économique. Il engage des choix politiques, des arbitrages systémiques, des réallocations de pouvoir. Refuser de revoir le modèle européen, c’est accepter de subir les modèles des autres. L’Europe veut sécuriser son avenir, mais refuse d’en financer la trajectoire…le paradoxe est brutal. Pour les banques CIB, le temps des ajustements est passé. Il faut désormais choisir : s’outiller pour devenir partenaires d’un écosystème souverain ou rester comptables d’un système dépendant.
