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Industriels : quels leviers pour réussir sa continuité digitale ?

 

Les entreprises industrielles font aujourd’hui face à un défi stratégique : mettre en œuvre une réelle continuité digitale au sein de leurs systèmes et de leur organisation. L’objectif ? Révolutionner la gestion de l’ensemble du cycle de vie de leurs actifs. Nicolas Clinckx, head of strategic framing France chez Capgemini Invent, et Philippe Sainte-Beuve, head of solutions architect – enterprise, energy & utilities chez AWS France, reviennent sur les principaux enjeux liés au déploiement de ces programmes ambitieux.

 

Cet entretien est extrait de notre guide « Industriels : quelles recettes pour mettre la continuité digitale au service de l’efficience opérationnelle ? », qui donne des insights précieux pour transformer l’exploitation et la maintenance des usines et infrastructures complexes. > Téléchargez ce document ici.

 

Quel périmètre la continuité digitale couvre-t-elle ?

 

Nicolas Clinckx (Capgemini Invent) : La continuité digitale s’applique à un produit, une usine ou une infrastructure. Elle vise à optimiser l’ensemble du cycle de vie, depuis la phase de conception jusqu’au démantèlement, en passant par la construction d’un actif, son commissionnement ou son exploitation - maintenance.

Philippe Sainte-Beuve (AWS) : Il s’agit de l’ensemble des produits, services, processus et organisations nécessaires pour assurer la continuité – certains parlent de continuum – du cycle de vie, depuis sa conception d’un produit jusqu’à sa dépréciation, en incluant sa fabrication, sa distribution et sa maintenance.

 

Quelle est la maturité des entreprises sur ce terrain ?

 

Nicolas Clinckx : Cette maturité est très hétérogène en fonction des secteurs. Nous pouvons classer les entreprises en trois grandes catégories. La première est celle des organisations très matures, comme celles du secteur aéronautique et défense. Elles sont sensibles au sujet depuis plus d’une vingtaine d’années en déployant des jumeaux numériques sur plusieurs étapes du cycle de vie. La deuxième catégorie, partiellement mature, a principalement travaillé sur la continuité digitale des produits, avec un focus très orienté sur les phases amont de conception (basic design, detailed design). Le troisième groupe est, quant à lui, très peu mature. Il commence juste à explorer la thématique en investiguant les cas susceptibles de transformer sa chaîne de valeur en particulier pour faciliter la configuration et la modélisation des nouvelles installations.

 

Quels exemples de projets permettent d’illustrer ces approches ?

 

Nicolas Clinckx : J’ai l’exemple d’un manufacturier et gestionnaire d’infrastructures éoliennes en mer. Il conçoit des équipements de production énergétique d’une grande complexité technique. Il les fabrique puis les installe en mer et s’assure d’un bon commissionnement sans réserve. Mais surtout, il cherche par la suite à s’assurer d’une exploitation à l’état l’art visant à optimiser la disponibilité des installations et leur rendement, tout en minimisant les coûts de maintenance particulièrement élevés, en environnement offshore. Nous l’avons aidé dans la priorisation de ses cas d’usage au regard des impacts métier en matière de qualité, coûts, délais, environnement ou ressources humaines. Dès la phase de cadrage, en collaboration avec les équipes d’AWS, nous l’avons aussi assisté sur la maîtrise des fondamentaux, digital comme data, nécessaires à ces transformations.

Une seconde illustration de projet est celle d’un leader mondial de l’agroalimentaire. Nous l’accompagnons sur la continuité digitale de ses usines dans le monde, en commençant par la conception de ses usines greenfield ou la reconfiguration des lignes existantes. Cette entreprise se caractérise par un portefeuille produit extrêmement disparate, avec des catégories de produits très hétérogènes, et plus de trois-cents sites dans le monde. En dépit de cette hétérogénéité, ce client a pour ambition de standardiser au maximum la configuration de ses usines à chaque fois qu’il conçoit un nouveau produit ou qu’il augmente des capacités de production. Il y parvient en capitalisant et facilitant l’accès aux standards pour l’ensemble des composants d’une usine : enveloppe, utilités, sections industrielles et lignes de production, équipements de process ou infrastructures informatiques (IT - OT).

Philippe Sainte-Beuve : Nous accompagnons un client dans le domaine aéronautique. Notre mission est de relier et faire communiquer des applications représentant à chaque fois différents domaines, de la conception à la maintenance du produit, en passant par sa fabrication. Nous travaillons en ce moment sur le design d’une plateforme de données commune à ces applications, reposant sur une architecture intégrant des data producers et des data consumers, une couche de gouvernance et un catalogue métier. L’enjeu majeur est de définir un ensemble d’interfaces communes pour chaque application, de façon à pouvoir accéder à ce socle commun de données, en ne modifiant les applications existantes qu’à la marge.

 

Quelles sont les conditions techniques et technologiques permettant de déployer la continuité digitale à l’échelle ?

 

Nicolas Clinckx : La réponse à cette question appelle deux dimensions. La première est effectivement technique et technologique. Les programmes de transformation digitale impliquent le déploiement de configurateurs, de solutions PLM (product lifecycle management), de MES (manufacturing execution systems), de datalakes ou encore de data platforms… Ces grandes briques de solutions sont nécessaires pour capter, modéliser, analyser et croiser les données au cœur de cette continuité. Au-delà des solutions précitées, ces programmes nécessitent de bien penser l’architecture applicative et de s’assurer de la convergence entre IT (technologie de l’information) et OT (technologie opérationnelle) pour garantir l’interopérabilité, la fluidité et la sécurité des données utilisées. Inversement, la seconde dimension n’a rien de technologique. Elle vise à travailler sur deux autres niveaux. Le premier concerne le binôme data foundation – data model qui permet de s’assurer que l’entreprise passe d’une approche document centric à data centric, et que la gestion de la donnée, sa qualité, son exhaustivité et son caractère temps réel soient au rendez-vous. Le second niveau est lié à la transformation métier, qui implique une évolution significative de leur operating model en travaillant sur l’organisation, les compétences, les processus métier, le changement culturel ou la gouvernance.

Philippe Sainte-Beuve : Je citerais deux domaines techniques. Le premier a trait à l’infrastructure. Il s’agit de s’assurer que la disponibilité des services est garantie (SLA), que des PRA et PCA existent et que des systèmes de protection opèrent. Le second domaine technique concerne la data. Il est nécessaire de mettre en place une architecture de données décentralisée reposant sur une approche de type data mesh où la responsabilité de la gestion des données est organisée autour des domaines d’activité. Celui-ci permet de rendre accessibles les données de manière uniforme.

Sur le plan humain et organisationnel, quels sont les éventuels points de blocage que vous pouvez rencontrer dans ce type de projet ?

 

Nicolas Clinckx : Il faut avoir en tête que ces sujets sont, par nature, écosystémiques. Nous embarquons dans ce type de projet des collaborateurs de l’engineering, des achats, du manufacturing, des services au sein de l’entreprise… Le niveau de complexité est élevé pour mobiliser toutes ces parties prenantes et, surtout, casser les silos ; l’intérêt de la continuité digitale étant de mettre en relation toutes ces personnes-là. Au-delà de l’interne, il convient de mobiliser l’écosystème de l’entreprise, surtout quand il faut couvrir les activités d’exploitation, maintenance ou démantèlement des installations. Il faut donc avoir la capacité de mobiliser l’ensemble des partenaires techniques et des sous-traitants dès les premières étapes de ces programmes.

Philippe Sainte-Beuve : Le point de blocage majeur se situe au niveau organisationnel avec l’existence de silos au niveau des applications. Chaque owner d’application peut être tenté de défendre son pré carré, sans tenir compte des dépendances entre applications. Pour fabriquer un véhicule, un bateau ou un avion, des dizaines d’applications critiques doivent se parler et partager des informations. Sur les vingt dernières années, cette synchronisation s’est faite en mode bijectif (un pour un). Aujourd’hui, nous avons besoin de mettre en commun beaucoup plus d’applications et de relations métier. Il faut donc que la synchronisation se fasse au niveau de la data, en donnant toujours plus d’autonomie aux équipes qui peuvent, grâce à un catalogue de données métier (business catalog), stocker, consulter et partager n’importe quels types de données (datasets).

 

Quelles bonnes pratiques recommanderiez-vous pour déployer un programme de continuité digitale ?

 

Nicolas Clinckx : Je commencerais par rappeler l’importance de la valeur et l’impact sur les gains. Celle-ci s’exprime tout d’abord par la maîtrise de la qualité d’une conception, d’une fabrication ou d’un service. Elle s’exprime aussi dans la maîtrise des délais, à travers le time to market. Elle se matérialise enfin par l’optimisation des coûts à chaque étape, grâce notamment à la standardisation – rationalisation des achats et à la maîtrise des fournisseurs et de l’exécution. La quatrième dimension est humaine. Elle tourne autour de ce que j’appelle la motivation et de la capacité à développer et retenir les talents, tâche ardue dans la sphère industrielle où les métiers techniques sont en fortes contraintes. Enfin, il ne faut pas oublier la dimension liée à l’impact environnemental, en prenant en compte la réduction des émissions de CO2 et des consommations d’énergie ou de l’eau, la maîtrise des pertes matières, tout en promouvant la circularité – recyclabilité des équipements et pièces de rechange. Je rappellerais aussi qu’une entreprise ne peut pas lancer tous les cas d’usage métiers en même temps. Elle doit donc choisir ceux qui sont prioritaires pour chaque grande étape : design, fabrication, commissionnement, opérations, maintenance… toujours en regard de la valeur précédemment évoquée. Pour opérer cette sélection, elle doit appliquer des critères précis et quantifiés en matière d’impacts financiers, complexité de mise en œuvre, réplicabilité sur plusieurs sites, adoption par les équipes ou ESG. Enfin, les programmes de continuité digitale sont des projets complexes, menés sur le long cours. Il est donc nécessaire de mettre en œuvre une gouvernance très solide et d’embarquer toutes les parties prenantes, dans une approche écosystémique très en amont de ces transformations.

Philippe Sainte-Beuve : Une autre bonne pratique est de mettre en place une plateforme data reposant sur un certain nombre de contraintes et de principes précédemment évoqués. Autre conseil : réaliser une cartographie précise du parc applicatif et de ses dépendances, classer les applications par niveau de service et, en fonction de cette classification, décider lesquelles vont pouvoir être transformées et modernisées de façon à pouvoir s’intégrer facilement dans cette plateforme de données, unifiée et partagée.

 

L’éclairage des industriels :

« La continuité digitale permet de combler les trous de données existant dans le cycle de vie d’un produit. Elle évite les risques liés à la perte, la dégradation et la ressaisie de données, garantissant l’unicité de la data tout au long de sa vie. La continuité digitale facilite également une meilleure visibilité de l’endroit où vous vous trouvez dans le développement d’un produit. Enfin, après la commercialisation, quand vous rentrez dans la phase d’évolution, vous disposez du carnet de santé intégral du produit, de sa genèse, ce qui apporte une valeur phénoménale. » – Jean-Christophe Déjean, Vice President, Digital Engineering, PLM Process & Governance chez Schneider Electric

« La continuité digitale est un sujet d’actualité pour nous, dans un contexte de diminution de la consommation de gaz en France, d’accélération de l’injection de biogaz dans le réseau, et de réglementation de plus en plus contraignante, ce qui entraîne davantage de coûts. Nous avons donc un besoin de plus en plus fort d’efficacité opérationnelle. » – Stanislas de Crevoisier, responsable du domaine SI réseau et interventions chez GRDF

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