L’Europe veut faire de l’IA souveraine une arme économique, pas une forteresse

 

Selon Accenture, 62 % des organisations européennes cherchent à renforcer leur autonomie en matière d’IA. Mais la souveraineté numérique ne doit pas devenir un réflexe de défense : l’Europe tente désormais d’en faire un levier de compétitivité et d’innovation durable.

 

L’Europe avance sur le fil du rasoir numérique : entre volonté de contrôler ses données et nécessité de rester connectée à l’innovation mondiale. D’après le rapport publié par Accenture ce lundi 3 novembre, la souveraineté en matière d’intelligence artificielle n’est plus un simple slogan politique, c’est devenu une priorité stratégique pour 62 % des organisations européennes (et 55 % des françaises). Autrement dit, le continent cherche à bâtir une IA “made in Europe”, mais sans se couper du reste du monde. Les crises géopolitiques, les tensions et les réglementations extraterritoriales ont replacé la question du contrôle des données au cœur du jeu économique. L’étude montre que la demande de solutions d’IA souveraine s’envole au Danemark (80 %), en Irlande (72 %) et en Allemagne (72 %). Les secteurs les plus concernés ? Ceux où la donnée est une matière explosive, à savoir la banque (76 %), les services publics (69 %) ou encore l’énergie (70 %). Et la tendance n’en est qu’à ses débuts, étant donné que 60 % des organisations européennes (44 % en France) prévoient d’augmenter leurs investissements dans des technologies d’IA souveraines d’ici 2027.

 

Des frontières à géométrie variable

 

La souveraineté ne signifie pas autarcie et le rapport le souligne. En moyenne, seules 36 % des initiatives d’IA en Europe (et 46 % en France) nécessitent un contrôle strict des données. Le reste relève d’un usage mixte, où les entreprises combinent fournisseurs européens et non européens selon la sensibilité des informations traitées. “Certains cas exigent une souveraineté totale, comme la défense, mais d’autres peuvent se contenter d’une localisation nationale ou d’un chiffrement renforcé”, explique Koen Deryckere, président d’Accenture France et Benelux. Ce pragmatisme s’incarne déjà sur le terrain. Accenture collabore avec Telia Cygate en Suède pour développer des services d’IA sécurisés, et avec Nebius, un fournisseur cloud basé à Amsterdam, pour aider les entreprises à bâtir leurs propres usines d’IA souveraines. Ces infrastructures hybrides combinent matériel européen, centres de données éco-efficients et logiciels propriétaires capables de s’adapter aux exigences locales de conformité.

 

L’Europe entre prudence et ambition

 

Le rapport révèle aussi une faiblesse culturelle : pour beaucoup d’entreprises, la souveraineté reste une contrainte plus qu’un levier de performance. Seules 19 % des organisations européennes (21 % en France) la considèrent comme un avantage compétitif ; 48 % (56 % en France) la perçoivent avant tout comme une obligation réglementaire. Et à peine 16 % en ont fait une priorité de direction générale. Autrement dit, l’enjeu est reconnu, mais rarement piloté au sommet. Pourtant, le mouvement se structure. Près des trois quarts des organisations (73 % en Europe, 77 % en France) estiment que les États et la Commission européenne doivent jouer un rôle moteur via des investissements publics, des subventions ou un cadre réglementaire clair. Les PME, souvent démunies face aux géants du cloud, sont vues comme des acteurs clés : 70 % des répondants jugent essentiel de leur ouvrir l’accès à des solutions souveraines abordables.

 

De la défense à la compétitivité

 

L’un des messages forts du rapport est d’appeler à un changement de paradigme : passer d’une logique défensive à une approche proactive de la souveraineté. “Il ne s’agit plus seulement de se protéger, mais d’utiliser la souveraineté comme un moteur d’innovation et de compétitivité”, résume Deryckere. Cette bascule suppose quatre leviers : impliquer les dirigeants, repenser la souveraineté comme un actif de croissance, construire des écosystèmes hybrides et redéfinir l’architecture technologique autour de la donnée et du multi-cloud. Car la souveraineté n’est pas qu’une affaire de serveurs, mais de stratégie industrielle.

 

De la stratégie industrielle à la puissance économique

 

Chaque État devra déterminer son “degré de contrôle” acceptable, selon la sensibilité des données et ses priorités nationales. Certains domaines, comme la santé, la sécurité ou la recherche, exigeront un contrôle total, tandis que d’autres pourront s’appuyer sur des partenariats internationaux, à condition de conserver la maîtrise des briques critiques : données, modèles et cryptage. L’Europe n’a plus les moyens d’être naïve : l’IA est devenue un instrument de puissance autant qu’un moteur économique. En cherchant à conjuguer autonomie et ouverture, elle tente une équation inédite : rester souveraine sans devenir insulaire. Le succès de cette ambition dépendra moins des discours que de la capacité à transformer la souveraineté numérique en avantage compétitif tangible.