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Lucy : le pari du quantique européen signé Quandela

 

Quandela, le CEA et GENCI dévoilent Lucy, un ordinateur quantique photonique de 12 qubits installé au Très Grand Centre de Calcul du CEA. Une première européenne qui symbolise la montée en puissance d’une filière industrielle souveraine du calcul quantique.

 

Dans la guerre feutrée du calcul quantique, l’Europe vient de jouer l’un de ses coups les plus ambitieux. Lucy, un ordinateur quantique photonique de douze qubits, vient de prendre place au Très Grand Centre de Calcul du CEA à Bruyères-le-Châtel. Un petit bijou technologique, conçu par la start-up française Quandela et assemblé en partenariat avec l’allemand Attocube Systems, qui marque une étape décisive dans la stratégie industrielle européenne. Concrètement, Lucy n’est pas un gadget de laboratoire : c’est un ordinateur quantique universel, connecté au supercalculateur Joliot-Curie, avec lequel il expérimentera des flux de calcul hybrides mêlant quantique et HPC (High Performance Computing). Ce couplage inédit doit permettre de déléguer certaines opérations à des processeurs quantiques, accélérant les simulations complexes en physique, énergie ou finance. “La livraison de Lucy n’est pas seulement une étape technique”, souligne Niccolò Somaschi, cofondateur et directeur général de Quandela. “C’est un jalon concret pour faire entrer l’Europe dans l’ère du calcul hybride, où la recherche et l’industrie avanceront main dans la main.”

 

Un démonstrateur scientifique et un acte politique

 

Au-delà de la prouesse technologique, Lucy est un manifeste géopolitique. L’ordinateur a été financé dans le cadre du consortium EuroQCS-France, soutenu par EuroHPC Joint Undertaking, l’initiative européenne qui mutualise les investissements en calcul haute performance. Ce mécanisme, lancé en 2018, associe 35 États membres et la Commission européenne dans une logique de souveraineté numérique. “EuroHPC repose sur un cofinancement à 50/50”, explique Philippe Lavocat, président de GENCI. “Cela signifie que 50 % de la capacité de Lucy sera ouverte aux chercheurs européens, et 50 % à la communauté française.” Ce modèle incarne la volonté de ne plus dépendre des géants du cloud américains ou des infrastructures asiatiques. Le projet a fédéré un consortium inédit : la France, via le CEA et GENCI, l’Irlande, l’Allemagne et la Roumanie, avec pour objectif d’intégrer Lucy dans un réseau européen de six calculateurs quantiques complémentaires. Ces machines, hébergées à Munich, Barcelone, Bologne, Poznań, Ostrava et Bruyères-le-Châtel, explorent des technologies concurrentes : photons, supraconducteurs, ions piégés ou atomes neutres. “L’idée n’est pas de miser sur un seul cheval, mais de bâtir un panorama complet des approches quantiques”, analyse Sabine Maire, responsable du programme quantique chez GENCI. “Nous mutualisons nos ressources et harmonisons l’expérience utilisateur à l’échelle européenne.”

 

 

Une prouesse industrielle à la française

 

Lucy, c’est aussi la preuve qu’une filière industrielle européenne du quantique existe déjà. Assemblée en un an, la machine combine une précision cryogénique allemande et un savoir-faire photonique français. Les composants ont été fabriqués à Palaiseau, sur le plateau de Saclay, puis intégrés à Massy, dans l’usine de production de Quandela. Près de 80 % de ses éléments, dont l’ensemble des pièces critiques, proviennent d’Europe. Valérian Giesz, cofondateur et directeur des opérations de Quandela, résume cette philosophie : “Nous avons voulu prouver qu’une solution quantique souveraine était possible. Le photon est un qubit naturellement stable et robuste. Contrairement aux supraconducteurs, il fonctionne presque à température ambiante, ce qui réduit drastiquement la consommation énergétique.” Cette sobriété se mesure : 5 kilowatts seulement pour alimenter Lucy, quand des architectures concurrentes dépassent les 25. Grâce à cette efficacité, l’installation s’est faite en trois jours, sans dalle antivibration ni isolement électromagnétique particulier. “Nous avons simplement posé Lucy sur le sol du data center, là où passait déjà Joliot-Curie”, sourit Giesz. L’ordinateur photonique ne se contente pas d’un rendement énergétique record. Sa conception repose sur des procédés standards de l’industrie des semi-conducteurs, ouvrant la voie à une production à grande échelle. Quandela fabrique déjà ses sources de photons dans sa ligne pilote de Palaiseau et compte doubler la capacité de ses systèmes en ajoutant de simples modules rackables.

 

Former, expérimenter, industrialiser

 

Au sein du TGCC, Lucy s’intègre à la plateforme HQI (Hybrid HPC Quantum Initiative), un programme qui vise à préparer l’ère du calcul hybride européen. La plateforme permet aux chercheurs, étudiants et industriels d’expérimenter sur plusieurs machines quantiques, connectées aux supercalculateurs existants. “Nous accompagnons les communautés scientifiques pour leur apprendre à utiliser ces nouveaux outils et à concevoir des algorithmes hybrides”, précise Jacques-Charles Lafaprière, directeur de programme au CEA. Les accès à Lucy se feront via le portail eDARI, déjà utilisé pour les ressources HPC. Les utilisateurs pourront soumettre des projets de recherche ouverte, avec un accès gratuit pour les travaux publiés. Les masters et écoles d’ingénieurs bénéficieront, eux, de formations et de webinaires organisés dans le cadre du réseau national des Maisons du quantique. Mais le programme ne s’arrête pas à la formation. Il intègre une démarche de co-design, où ingénieurs, chercheurs et industriels échangent leurs retours d’expérience pour faire évoluer matériel et logiciels. “Lucy nous permettra d’observer comment la photonique réagit dans un environnement HPC réel, et d’ajuster nos architectures en conséquence”, note Jacques-Charles Lafaprière.

 

Des cas d’usage concrets et stratégiques

 

Si Lucy incarne une vision, elle servira surtout à tester des applications bien réelles. Quandela travaille déjà avec Orange sur la cybersécurité quantique, avec Crédit Agricole CIB sur la modélisation financière, et avec la start-up BTQ sur la blockchain. D’autres programmes sont en préparation avec Safran, Thales, MBDA ou l’ONERA dans l’aéronautique, et avec EDF, TotalEnergies ou le ECMWF pour la simulation climatique et énergétique. Ces projets, soutenus par le Pacte Quantique de la région Île-de-France et par France 2030, traduisent un virage : la technologie sort du laboratoire pour irriguer l’économie réelle. “Notre ambition est claire : rapprocher les chercheurs et les industriels pour que l’Europe ne se contente plus de suivre la course quantique, mais la mène sur ses propres bases”, insiste Sabine Maire.

 

La lumière au bout du calcul

 

En 2026, Lucy sera relié au futur supercalculateur exascale Alice Recoque, prolongeant cette logique d’interopérabilité au cœur du projet HQI. Ce couplage entre puissance classique et puissance quantique pourrait redéfinir la manière de concevoir les infrastructures de calcul en Europe. “Nous entrons dans l’ère du calcul hybride, où supercalcul et quantique se renforcent mutuellement au service d’une recherche d’excellence et d’une industrie compétitive”, résume Philippe Lavocat. Lucy n’est pas seulement un objet scientifique, c’est un acte fondateur. À travers elle, l’Europe revendique sa capacité à concevoir, fabriquer et héberger ses propres ordinateurs quantiques. Dans la nouvelle course à la puissance de calcul, la souveraineté ne se décrète pas : elle se construit, patiemment, qubit après qubit.

 

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