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Nicolas Colin « L’alliance avec la multitude l’emportera »

Fondée sur l’exploitation de la créativité des développeurs et de « la multitude », une nouvelle donne économique se met en place, ouvrant le champ des possibles à toutes les entreprises qui sauront en tirer parti. Ingénieur et énarque, Nicolas Colin, reconnu comme l’un des experts français de l’économie numérique, revient sur les changements en cours et à attendre dans les années à venir.

Nicolas Colin – Cofondateur et associé de The Family

Alliancy, le mag. Sur votre blog*, vous écrivez que, pour les entreprises d’une filière où la transition numérique est en cours, l’enjeu est moins la transformation interne que le redéploiement. Que voulez-vous dire ?

Nicolas Colin. Pour une entreprise, la première question à se poser est de savoir comment elle doit se repositionner à l’intérieur de la filière à laquelle elle appartient et qui vit sa transformation. C’est seulement ensuite qu’elle se transformera en interne. Autrement dit, il ne faut pas plonger d’emblée dans tous les grands chantiers internes comme les ressources humaines ou l’organigramme. Quand on procède ainsi – sans tenir compte de la façon dont la valeur ajoutée se déplace dans la filière –, l’entreprise à l’arrivée est la même, avec juste un peu plus de babyfoot dans un coin et un peu moins de cravates dans les réunions.

Des entreprises ont-elles déjà réussi ce redéploiement ?

L’une d’elles y est arrivée par accident. Nespresso est aujourd’hui une entreprise numérique parce que ses clients commandent majoritairement leurs capsules depuis leurs mobiles ou le site Web. Nespresso a par ailleurs une connaissance personnelle de chacun de ses clients. C’est la fameuse pub avec George Clooney, « a volluto, right ? »… Ce n’est pas seulement de la communication. Il est si facile de garder la trace des commandes, de détecter des récurrences quand on distribue en ligne. Mais, chez Nespresso, tout cela est arrivé un peu par hasard. Il a fallu inventer une machine ; que quelqu’un ait l’idée de créer un club, puis que le club soit adopté par les consommateurs…

Vous voulez dire que cette transformation s’est faite dans le désordre ?

Surtout, il a fallu près de 30 ans ! Un exemple plus récent est celui de Coca-Cola. En inscrivant les prénoms des consommateurs sur les canettes, ils sont en train de nouer un lien presque intime avec eux. Et, tôt ou tard, certains deviendront des inconditionnels de cette forme de consommation. Le moment sera alors venu de créer une application leur permettant d’envoyer un message du type : « Je m’appelle Nicolas, je veux déjeuner dans tel restaurant, vais-je y trouver une bouteille à mon prénom ? ». Cela fera bouger la position de Coca dans la chaîne de valeur. Avant, c’était une entreprise de l’amont qui fabriquait une célèbre boisson gazeuse, mais ne cherchait pas à connaître ses clients finaux. Grâce à l’artifice du prénom, elle a le potentiel de nouer un lien privilégié avec une quantité formidable de clients, ce que j’appelle « la multitude ». En contrepartie, Coca-Cola devra redéployer ses opérations, car le jour où un client lui posera cette question, il faudra le satisfaire.

L’alliance avec « la multitude » est-elle indispensable au succès ?

L’amorçage de la transition numérique d’une filière déclenche un compte à rebours. A la fin, les entreprises dominantes sont celles qui ont noué un lien avec la multitude la plus large. Ce que l’on attend de la multitude ce sont des effets de réseaux. Les entreprises numériques américaines grandissent aussi vite grâce à cela ; elles font entrer le maximum de monde dans leur modèle d’affaires pour ensuite occuper tout le terrain et générer de puissants effets de réseau. Elles savent que ce choix va provoquer un choc en retour sur leur organisation, mais elles tiennent absolument à nouer ce lien avec les clients finaux, qui rend soutenable le fait d’opérer à très grande échelle.

Qu’arrivera-t-il à celles qui n’y parviendront pas ?

Dans ces stratégies de dévalement, il n’y a pas de place pour tout le monde ! Du coup, certaines entreprises se concentreront sur un maillon très en amont, mais elles ne survivront qu’à la condition d’être les meilleures. C’est ce qu’a réussi Intel. Le jour où IBM a banalisé l’ordinateur, la valeur s’est échappée vers le logiciel. Les fabricants de machines ont été pris dans une spirale de la concurrence par les prix. En amont, Intel a continué d’aller bien car ses dirigeants s’étaient fixé un objectif : faire que tous les PC du monde, quel qu’en soit le fabricant, contiennent une puce Intel. Cette stratégie n’est pas celle de l’alliance avec la multitude, mais elle fonctionne également.

Les entreprises numériques sont en compétition pour le contrôle de la boucle de valeur dites-vous. De quoi s’agit-il ?

La boucle de valeur, ce sont les 24 heures de la journée du consommateur. Les entreprises cherchent à en capter le plus gros segment possible. Tout faire pour son client n’était pas possible avant le numérique. Seuls les concierges des grands hôtels y parviennent pour quelques privilégiés qui payent très cher. Garantir le « On s’occupe de tout Monsieur », tout le temps, à des millions d’usagers, est une autre affaire. Depuis le numérique, c’est possible. Une même entreprise peut gérer les paiements, les déplacements, les communications de ses clients. A deux conditions : être excellente sur son cœur de métier et avoir engagé sa diversification après avoir établi ce lien privilégié avec son public.

Vous décrivez là la stratégie de Google…

Les gens sont prêts à regarder ses autres produits, messagerie, géolocalisation… parce que Google excelle dans la recherche sur le Web, son cœur de métier. Maintenant que Google se diversifie à toute vitesse, les capitaux-risqueurs demandent d’ailleurs aux start-up, « Savez-vous dans combien de temps Google va arriver sur votre créneau ? »

Une seule entreprise pourrait donc proposer tous les biens et services ?

Elle ne fera pas tout. Elle déploiera une plate-forme autour de ses clients, sur laquelle se poseront d’autres entreprises cherchant à grignoter de la valeur. La plate-forme restera sous son contrôle.

On en revient aux places de marché qui se commissionnent sur les transactions ?

Parler de commissionnement entraîne un peu vite vers la publicité. Or il ne s’agit pas de vendre des leads ! Le modèle de ces plates-formes n’est pas celui du commissionnement sur la mise en relation, mais celui du partage de la valeur créée. La nuance est de taille. A aucun moment, elles n’abandonnent le contrôle de leur client à des fournisseurs. Le contrat qu’elles passent avec eux est différent. On pourrait le résumer ainsi : « Vous allez servir les usagers chez nous ; nous allons comptabiliser la valeur créée et nous la partagerons. Et si vous n’en créez pas assez, notre client vous notera mal. Ce qui vous marginalisera sur la plate-forme. »

Jugera-t-on de la rentabilité des entreprises selon les mêmes critères en 2030 ?

La valorisation des entreprises vit un bouleversement depuis que la transition numérique installe les effets de réseaux dans toutes les filières. Jusqu’ici, ces effets de réseau étaient surtout cantonnés aux opérateurs télécoms, aux transporteurs et distributeurs d’énergie, aux services postaux. Demain, les entreprises qui maîtriseront les effets de réseaux auront les moyens de conquérir 100 % de leurs marchés… dans toutes les filières !

Est-ce raisonnable de valoriser Uber à près de 50 milliards de dollars ?

Les investisseurs regardent en premier lieu la capacité d’une entreprise à générer des effets de réseaux, donc à conquérir à terme 100 % de son marché. Si elle en a les moyens, elle n’a pas de prix ; elle vaut la taille du marché, qui peut être gigantesque ! C’est le cas d’Uber. Les investisseurs considèrent qu’Uber est en lice pour contrôler 100 % ou presque du marché mondial du transport individuel.

Vous parlez ici de la valorisation d’entreprises de croissance. Qu’en sera-t-il des entreprises matures ?

Il n’y aura plus comme aujourd’hui les valeurs de croissance, sur lesquelles on se rémunère en plus values, et les valeurs matures, qui permettent de se rémunérer en dividendes. Il n’y aura que des valeurs de croissance parce que même l’entreprise parvenue à dominer son marché devra réinvestir pour satisfaire de nouveaux besoins de ses clients et les empêcher de partir ailleurs. Du coup, il n’y aura probablement jamais de dividendes – ou alors ces dividendes marqueront le début de la fin, la rupture de l’alliance avec la multitude au profit d’une alliance avec les actionnaires.

Financer le développement des entreprises sera-t-il plus facile en 2030, en particulier pour les PME ?

Oui, mais ces PME seront impérativement devenues des entreprises numériques à la recherche d’une croissance exponentielle et des effets de réseaux qui la déclenchent. Elles naîtront et mourront à des fréquences élevées. En contrepartie, elles trouveront beaucoup d’investisseurs prêts à financer ce risque, dans la mesure où il y aura moins de classes d’actifs sécurisés. Surtout qu’on aura appris à collecter des données sur les entreprises et à les analyser pour en déduire des prédictions de succès. L’approche quantitative du capital-risque va progresser à toute vitesse d’ici à 2030.

Dans quinze ans, quels actifs seront les plus précieux ? Les usines, les ressources naturelles, les données ou les cerveaux…

D’ici là, l’alliance avec la multitude l’emportera sur le reste. C’est ce qu’un commerçant appellerait son fonds de commerce, c’est legoodwill. Historiquement, c’était lié à la notion de marque, mais dans l’économie numérique, la marque a moins d’importance. Ce qui compte, c’est l’interaction réussie entre l’entreprise et une communauté via une application, un design, une expérience sans cesse renouvelée.

En second, je placerais les talents. Ils sont indispensables au maintien de cette alliance. Créer l’expérience qui forge l’alliance avec le client exige le génie de grands designers et le talent d’exécution d’ingénieurs exceptionnels. La difficulté à recruter des individus à ces niveaux est la seule véritable limite à la croissance des grandes entreprises numériques américaines aujourd’hui.

Et les usines ou les données ?

En troisième position vient le tangible. Autrement dit les ressources. Et d’abord le foncier. Avec l’économie numérique, tout le monde veut habiter au même endroit alors qu’on pensait que cela encouragerait la dispersion des individus. La valeur se crée dans les grands écosystèmes où les gens sont les uns sur les autres et les entrepreneurs proches des investisseurs.

Quant aux données, c’est une classe de ressources parmi d’autres. L’entreprise y a accès sitôt l’alliance nouée avec la multitude. Le plus intéressant est ailleurs. Airbnb, BlaBlaCar, LendingClub et les autres acteurs de l’économie collaborative nous démontrent qu’ils n’ont pas seulement accès aux informations sur leurs clients ; ils ont surtout accès à leurs ressources : appartements, voitures, argent, force de travail, créativité.

La possibilité d’utiliser un bien comptera-t-elle demain davantage que le fait de le détenir ?

La propriété a encore de l’avenir. Le modèle de l’économie collaborative consiste à reporter la contrainte d’investissement sur les individus. Les plates-formes de l’économie collaborative ont tout intérêt à ce qu’il y ait le plus de propriétaires possible. Car le jour où la détention des voitures, des appartements, des outils ou des vélos se concentrera, les offreurs auront un pouvoir de négociation énorme. Du coup, on peut imaginer que les plates-formes mettront les moyens pour faciliter l’accès du plus grand nombre à la propriété. Airbnb pourrait, par exemple, financer du crédit immobilier.

La fracture numérique, entre les individus et entre les Etats, va-t-elle se réduire d’ici à 2030 ?

Entre les individus, elle ne peut que se réduire car l’intérêt des entreprises numériques est que tout le monde soit connecté pour accéder à leurs services. Et si les investissements nécessaires dans les infrastructures de communication ne sont pas faits par les Etats, les opérateurs télécoms ou les collectivités, tôt ou tard les entreprises numériques s’en chargeront ; elles en ont les moyens.

Même chose entre les Etats. Pour alimenter leur croissance, les entreprises numériques devront partir à la conquête de marchés vierges, quitte, là encore, à construire les infrastructures de départ. Des sauts technologiques permettant tout à coup de déployer les infrastructures pour des coûts minimes pourront aussi se produire. Je suis plutôt optimiste.

* Tribune intitulée « Les 5 étapes du déni », publiée le 2 avril 2015 sur le site de The Family, fonds d’investissement dont Nicolas Colin est cofondateur.

 

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