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Quand Paris et Berlin cessent de parler cloud et commencent à parler pouvoir

18 November 2025, Berlin: French President Emmanuel Macron (l) and German Chancellor Friedrich Merz (CDU) give a press conference at the European Digital Sovereignty Summit at the Euref Campus. The summit takes place at the invitation of the German and French digital ministries. Photo: Kay Nietfeld/dpa (Photo by KAY NIETFELD / dpa Picture-Alliance via AFP)

 

Réunis à Berlin le 18 novembre, Emmanuel Macron et Friedrich Merz ont placé la souveraineté numérique au cœur de l’agenda franco-allemand. Industriels et fédérations saluent un signal politique fort, mais attendent désormais le passage à l’acte. Acteurs industriels, institutionnels et éditeurs reviennent sur cet événement inédit et livrent une lecture analytique de ses promesses. 

 

Rarement un sommet aura autant rassuré… tout en laissant autant de travail sur la table. Le 18 novembre à Berlin, la France et l’Allemagne ont tenu un sommet bilatéral inédit consacré à la souveraineté numérique, réunissant responsables politiques, institutions européennes, fédérations professionnelles et grands acteurs industriels du cloud, des infrastructures et du numérique. Au-delà des annonces – partenariats industriels, investissements dans les data centers, lancement de groupes de travail conjoints – le sommet a surtout marqué un changement de ton politique.  “C’était un sommet européen nécessaire pour montrer la cohésion entre les deux pays majeurs sur un volet extrêmement stratégique”, a souligné Ilham Djehaich, présidente d’InfraNum. Même lecture du côté industriel. “La souveraineté, c’est la liberté de choisir, et cette liberté suppose des offres européennes solides”, a insisté Anne-Marie Calmeil, présidente de T-Systems France. Dans un contexte de dépendance accrue aux hyperscalers américains et de tensions géopolitiques, le signal envoyé depuis Berlin a été jugé clair : la souveraineté numérique n’est plus un sujet technique périphérique, mais un enjeu économique et stratégique assumé au plus haut niveau politique. Pour une partie de l’écosystème, ce positionnement semblait indispensable pour sortir d’années de discours fragmentés et parfois contradictoires, qui avaient entretenu le doute sur la capacité de l’Europe à se saisir réellement du sujet. 

 

Un lancement crédible, pas encore un tournant 

 
L’enthousiasme reste toutefois tempéré par une forme de lucidité collective. Berlin apparaît davantage comme un point de départ que comme un tournant historique. “Travaillons ensemble et faisons face ensemble aux fournisseurs extra-européens”, a appelé Anne-Marie Calmeil. Les mots ne suffiront pas à transformer un marché structurellement déséquilibré et la coopération, elle, ne produira d’effets qu’à condition de se traduire par des décisions industrielles concrètes. Cette prudence traverse l’ensemble des réactions. Les annonces de coopération franco-allemande et la fixation d’un rendez-vous de suivi à six mois sont perçues comme des avancées, mais insuffisantes en elles-mêmes. “On a senti une volonté politique et une feuille de route européenne, mais la transformation dépendra de commandes concrètes”, a estimé Ilham Djehaich. L’écosystème, échaudé par des années de déclarations sans lendemain, attend désormais des signaux tangibles, notamment sur la structuration de l’offre et sur la capacité des États à assumer des choix parfois coûteux à court terme. La crédibilité du sommet se jouera ainsi sur sa capacité à enclencher une dynamique irréversible, capable de résister aux cycles politiques et aux arbitrages budgétaires. En filigrane, une question demeure : l’Europe est-elle prête à accepter les compromis industriels nécessaires pour faire émerger de véritables champions numériques ?

 

L’ambition face au risque d’abstraction 

 

L’intelligence artificielle s’est imposée comme l’un des fils rouges du sommet, avec une attention particulière portée à la notion de communs numériques. “Il devient indispensable de se doter rapidement de moyens concrets pour produire des communs accessibles au plus grand nombre, afin de réduire les barrières à l’entrée et de stimuler l’innovation”, a estimé Rim Tehraoui, présidente du Hub France IA. L’annonce du projet Frontier AI va dans ce sens, le dispositif étant pensé comme une plateforme européenne mutualisée. Elle devrait mettre à disposition des capacités de calcul, des modèles, des jeux de données et des briques technologiques ouvertes pour l’IA avancée. L’objectif : réduire les barrières à l’entrée pour les acteurs émergents et offrir une alternative collective à la course au gigantisme des modèles américains. Bien que Rim Tehraoui qualifie le projet d’alternative R&D face à des investissements massifs souvent hors de portée des écosystèmes européens, l’enthousiasme reste conditionnel. “Un tel dispositif ne peut durablement se limiter à un enjeu de recherche fondamentale”, a-t-elle averti. Sans articulation claire entre recherche, innovation et marché, le risque est de voir ces communs rester théoriques, malgré l’ambition affichée à Berlin. 

 

La commande publique, nerf de la guerre 

 

Sur un point, les discours convergent sans ambiguïté : sans débouchés économiques, la souveraineté numérique européenne restera un slogan. “La sensibilité aux coûts est devenue centrale, et le cloud peut représenter une part significative du chiffre d’affaires des entreprises”, a rappelé Anne-Marie Calmeil, en référence aux hausses tarifaires imposées par certains fournisseurs non européens. Dans ce contexte, la commande publique apparaît comme un accélérateur déterminant, capable de structurer la demande et de sécuriser les trajectoires industrielles. Frédéric Plais, fondateur d’Upsun, a été l’un des plus directs : “Les entrepreneurs n’ont pas besoin de subventions. Les commandes, en revanche, ça c’est bien et durable.” Les acteurs appellent ainsi à dépasser une logique de soutien ponctuel pour instaurer des critères d’achat favorisant la résilience, la réversibilité et la maîtrise technologique. Cette logique vaut aussi pour l’IA. “Face aux offres packagées et aux micro-services proposés par les GAFAM, la solution ne peut pas être de mettre sur étagère une ou deux briques open source”, a observé Rim Tehraoui. Le sommet de Berlin a posé le principe, sans encore l’inscrire dans des mécanismes contraignants. 

 

Infrastructures : un consensus trompeur 

 

La question des infrastructures a occupé une place centrale à Berlin, portée par les annonces d’investissements et par la volonté politique de renforcer l’ancrage territorial des capacités numériques. Mais ce consensus apparent masque des divergences profondes sur ce que recouvre réellement la souveraineté. “Le sujet n’est pas de couler du béton et de faire des data centers en Europe”, a tranché Frédéric Plais. “Ce qui fait le succès du cloud, c’est tout le stack, pas seulement l’infrastructure.” InfraNum défend, de son côté, une approche plus territoriale et industrielle. “La France est une exception européenne avec des infrastructures fibre maîtrisées par des acteurs nationaux”, a rappelé Ilham Djehaich, plaidant pour le développement de data centers de proximité régis par le droit français. Ces positions révèlent une tension structurante : l’infrastructure est indispensable, sans pour autant constituer une garantie de souveraineté si la maîtrise logicielle reste hors d’Europe. 

 

Normes et fragmentation, le talon d’Achille européen 

 

Derrière l’enthousiasme politique, la question normative reste un point de friction majeur. “Je suis atterré qu’on ne soit pas capables de faire une norme européenne plutôt qu’un SecNumCloud franco-français”, a dénoncé Frédéric Plais. L’EUCS vise à établir un cadre européen de certification cloud, mais son articulation avec les dispositifs nationaux continue de susciter des critiques. “Le marché européen reste entravé par un millefeuille réglementaire”, a observé Arnaud Martin, vice-président du Cesin. Les annonces autour de l’Omnibus numérique ont été accueillies favorablement, mais l’écosystème attend une harmonisation réelle, seule capable de permettre aux acteurs européens de se développer à l’échelle continentale sans multiplier les coûts de conformité. 

 

La coopération industrielle évince le B2C 

 
L’un des acquis les plus tangibles du sommet réside dans le rapprochement inédit entre acteurs français et allemands. “Nous ne sommes pas concurrents, nous avons le même objectif”, a affirmé Anne-Marie Calmeil. La rencontre est toutefois restée largement orientée B2B. “Le focus était résolument industriel”, a noté Rim Tehraoui. Les usages grand public, pourtant au cœur des enjeux démocratiques et culturels liés à l’IA, ont peu été abordés. À l’issue de Berlin, le sentiment oscille entre espoir et exigence. “Le constat est grave, mais nous avons toutes les raisons d’être optimistes”, a résumé Arnaud Martin. Le signal est donné. L’exécution dira si Berlin restera un symbole ou le point de départ d’un véritable changement d’échelle. 

 

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