Ils font partie de l’équipe… sans être salariés : comment mieux gérer les « externes » ?

Freelances, intérimaires, consultants d’ESN… En entreprise, tout le monde n’est pas salarié. Et pourtant, les équipes hybrides travaillent sur les mêmes projets, parfois pour plusieurs mois – voire années. Au-delà de la question juridique, la différence de statuts pose des questions de fond en termes d’animation d’équipe et d’engagement.

Freelances intérimaires consultants dESNDans ma boîte mails, les communiqués de presse s’empilent. Ici, une nouvelle plateforme pour freelances, spécifiquement dédiée aux femmes : baptisée elleboss.fr, elle annonce une première levée de fonds réussie.

Là, une étude toute fraîche de Xerfi pour Comet, qui explique pourquoi les freelances ont choisi ce statut et désigne les entreprises où il fait bon l’exercer : Allianz, Decathlon, L’Oréal, la Société Générale…

Une autre étude signée par LittleBig Connection (avril 2023) donne d’autres noms d’entreprises qui attirent plus spécifiquement les profils du digital, de l’IT et de la Tech : on retrouve Decathlon et L’Oréal, mais aussi Airbus, LVMH, AXA, BNP Paribas, Accor…

« Les offres et produits d’un grand groupe deviennent le premier critère retenant l’attention des freelances, signalent les auteurs de l’étude, devant la capacité à innover qui était autrefois en première place. »

Ici encore, une prise de parole de Fiverr sur le métier de Chief Freelance Officer, présenté comme « la nouvelle arme secrète de l’entreprise agile. »

« Les meilleurs talents sont désormais freelances », « Un exode massif du salariat vers le statut d’indépendant »… Les communiqués n’y vont pas avec le dos de la cuillère. La réalité est heureusement plus nuancée, mais il reste vrai que les « externes » ne sont plus cantonnés à venir travailler en simple renfort. C’est le constat qu’a fait Frédéric Naedonoen, chercheur et maître de conférences à l’Université de Liège, qui vient de signer une thèse consacrée à aux équipes « hybrides » : « Les indépendants ne sont pas cantonnés aux activités périphériques : ils travaillent au cœur de l’entreprise.  On observe également une augmentation des travailleurs postés : ils sont salariés d’une entreprise, mais en poste dans une autre – les consultants notamment. Cela montre bien que la zone grise entre salariés et indépendants ne fait que s’élargir. »

Les externes… des collaborateurs comme les autres ?

Dans certains secteurs d’activité, comme l’automobile et l’agro-alimentaire, ce sont les intérimaires qui historiquement ont toujours pesé très lourd. Avec de vrais « trous noirs » dans la perception des entreprises, comme les accidents mortels du travail, qui semblent les toucher plus que les autres comme l’a souligné l’auteur du compte Twitter « Silence, des ouvriers meurent »

Mais au-delà du contexte industriel, dans les métiers de la Tech, les freelances sont également particulièrement nombreux dans les DSI ou encore les services marketing. Et la question de leur engagement devient de plus en plus centrale.

DRH de Mazars et présidente du Lab RH, Mathilde Le Coz vient de publier un article sur le blog de Sociétal, où elle rappelle que le freelancing « s’est accéléré ces derniers mois, à la faveur de la pénurie de talents qui touche de nombreux secteurs. » « Dans ce contexte, poursuit-elle, on pourrait s’attendre à ce que les DRH se saisissent du sujet, ou du moins, qu’elles s’y intéressent. Or, malgré son importance croissante au sein des organisations, le freelancing demeure un sujet invisible, voire tabou, le recours à un prestataire externe étant perçu en interne comme un signe de faiblesse. »

La DRH de Mazars cite également les raisons pour lesquelles les DRH se méfient des freelances : « spectre de la fuite des talents, crainte de voir les niveaux de rémunération challengés en interne, risque de requalification juridique du contrat de mission… Ajoutons à cela la persistance d’une forme de défiance envers la figure du freelance, parfois perçu comme un mercenaire manquant de loyauté et de fidélité à l’entreprise… Et l’on comprend aisément l’absence de synergie entre freelances et DRH. »

Elle invite pourtant ses confrères DRH à s’emparer du sujet et publie un livre blanc (édité par le Lab RH, Mazars et Malt) pour accompagner leur démarche, alors que le nombre de freelances en France devrait atteindre 1,5 million à l’horizon 2030.

Faut-il un « chief freelance officer » ?

« Dans la pratique, le recours aux freelances s’organise généralement au niveau du service Achats sans concertation avec les RH, dont la fonction se limite à l’interconnection au contrat de travail. Ainsi, pas de contrat de travail, pas de gestion RH ! Or, j’en suis convaincue, les DRH ont tout à gagner à se préoccuper de la question des freelances. Notamment, en mettant en place une véritable stratégie Open Talents, en co-direction avec les fonctions opérationnelles et la direction des achats. »

Elle revient sur la création d’un poste de Chief Freelance Officer : « L’externalisation est un sujet sensible à juste titre dans les entreprises : sa préparation est nécessaire pour une intégration harmonieuse au collectif de travail déjà en place. Il s’agit notamment d’informer les équipes en amont de l’arrivée d’un freelance, et de veiller à ce que ceux-ci comprennent les raisons du recours à un talent externe. Un Chief Freelance Officer a potentiellement un rôle d’explications à jouer pour faire en sorte que le recours à l’externe ne soit pas perçu comme une démarche concurrentielle, mais complémentaire. »

Les risques, largement impensés

Jean-Yves Ottmann est chercheur indépendant associé à l’Université Paris-Dauphine. Récemment invité à intervenir lors d’un atelier de travail de l’IPSI, il a répondu à la question « C’est quoi, un travailleur indépendant » ? par une réponse simple : « En France, c’est une population qui n’est pas salariée, quasiment par exclusion. Soit aujourd’hui quelque 13% des actifs. Dans l’OCDE, le ratio varie plutôt entre 8% et 17 %. Pour autant, la croissance du freelancing est réelle, ainsi que les situations de cumul. En France, parmi ceux sous statut de micro-entreprise,  60% cumulent le freelancing avec un salariat. »

Le chercheur pointe aussi les risques, largement mis sous le tapis dans les entreprises auprès desquelles il a enquêté : il existe (et c’est cumulable) « un risque opérationnel (problèmes de management, perte de qualité des livrables, retard de livraison…), un risque juridique (requalification, contentieux…) et un risque RH avec notamment la perte de compétences en interne. »

Les dirigeants souffriraient d’un biais d’optimisme : « Tout ce qui protège l’employeur dans le contrat de travail (préavis, non-concurrence, loyauté, clause d’exclusivité qui interdit de travailler sur son temps libre et ses RTT, confidentialité et propriété intellectuelle…) tend à disparaître dans la relation avec les freelances. Il y a vraiment un trou dans la raquette. »

Recruter et engager

A Mines ParisTech, la Chaire Futurs de l’industrie et du travail publie une revue (« Repères ») dont le dernier numéro porte justement sur les équipes « hybrides », aux statuts mixtes. « Comment animer et engager des communautés de travailleurs à statuts et attentes multiples ? » s’interrogent les auteurs.

On peut y lire notamment que le quart des cadres du privé ont déjà songé à basculer vers un statut de freelance (source Ifop pour Freelance.com, décembre 2022). Kévin Bouchareb, directeur Future of Work chez Ubisoft, indique que cette bascule est déjà une réalité pour les profils de développeurs.

Globalement, la porosité s’accentue : les attentes exprimées par les salariés (autonomie, liberté de travailler chez soi, etc.) les rapprochent de plus en plus de ce que détiennent les indépendants.

Pour l’entreprise, il s’agit de composer avec cette nouvelle donne. La revue cite notamment une dirigeante de l’IT : « Nous travaillons avec des indépendants. Certains sont d’anciens salariés qui ont voulu ce statut. D’autres ont toujours été indépendants et veulent le rester. D’autres sont des retraités qui veulent arrondir leurs fins de mois. Leurs compétences nous intéressent et nous contractons avec eux. Ils sont autant qu’ils le souhaitent libres de travailler pour d’autres sociétés. Ce volant d’indépendants nous permet d’éviter les problèmes en cas de baisse d’activité. Mais qu’ils soient salariés ou indépendants, ils représentent l’entreprise, ils interviennent sous l’ombrelle de l’entreprise. J’aimerais pouvoir mieux les associer à la vie de la firme. »

D’autant qu’une ombre plane : « dans le cadre légal français, trop de proximité de traitement entre salariés et freelances pourrait être interprété comme la manifestation d’un lien de subordination pouvant amener à une requalification des contrats commerciaux en contrats de travail. »

De plus en plus d’organisations se mobilisent donc pour changer leur traitement du sujet. « Certaines entreprises, qui se qualifient d’entreprises étendues ou élargies, prônent de passer de l’expérience salariés à l’expérience collaborateurs, poursuivent les auteurs de Repères. Pour Kévin Bouchareb (Ubisoft) la création d’une troisième voie entre l’entreprenariat et le salariat paraît indispensable. Selon lui, on voit apparaître des initiatives visant à créer un corpus de règles de gestion pour mieux accueillir la flexibilité contractuelle et mieux l’encadrer. Il existe même des projets visant à créer des systèmes d’information où les prestataires seraient référencés, où il y aurait une trace de la qualité (ou non-qualité) de la relation, où leur performance serait évaluée pour capitaliser sur le temps long et fidéliser les prestataires. Cela pourrait passer par un système de bonus, au-delà du montant prévu dans le cadre de la transaction, quand les attentes sont dépassées. »

Au Lab RH, Mathilde Le Coz motive ses confrères en rappelant que « les freelances sont capables d’apporter un regard neuf sur le fonctionnement d’une organisation : cette vision extérieure nous fait profiter d’un benchmark particulièrement intéressant. Leur présence dans une entreprise peut devenir un véritable facteur d’innovation. »

Sélection (par qui ? sur quels critères ?), onboarding dédié aux « externes » (ou harmonisé au contraire sur celui des « internes »), animation d’équipe, sécurisation de la relation freelance/entreprise… les points à traiter sont très nombreux. Une raison de plus pour s’y mettre dès aujourd’hui.

Sécuriser, former, gérer les compétences…

Concernant la sécurisation de la relation, des solutions émergent sur le marché. Deel par exemple permet aux entreprises de fournir à leurs freelances une plateforme sur laquelle toutes les facettes contractuelles (pénibles, mais ô combien importantes) sont prises en charge sans délais, histoire de rassurer tout de suite le nouvel entrant. Relecture du contrat, spécifications réglementaires de tel ou tel pays, facturation, portage salarial… « Beaucoup de nos clients au stade du “scale up” ont besoin de grossir vite et bien : ils vont chercher des talents externes et parfois internationaux », explique Julien Couderc, qui dirige Deel en France. Pour l’entreprise, rassembler tout ce qui relève des externes dans un seul et même logiciel permet aussi – et ce n’est pas anecdotique – de chiffrer la réalité de ce que représente cette main d’œuvre-là. Et d’avoir un aperçu des compétences associées.

Un enjeu qui n’a pas échappé à Stéphanie Zeppa, Chief Technology Officer de SoLocal. En poste depuis un an et demi, Stéphanie pilote une équipe de 400 personnes : des profils Tech essentiellement (PO, Infras, Ops, Data et Cyber). Parmi eux, une cinquantaine de freelances. Tous travaillent en agile, quel que soit leur statut. La CTO a conçu une matrice des compétences pour savoir qui fait quoi, et qui est capable de faire quoi, à l’instant T. Il s’agit en réalité d’une GPEC « Métier », d’autant plus rare qu’elle intègre des profils externes pour avoir une vision globale.

En termes de cohésion d’équipe, Stéphanie Zeppa estime que l’agilité aide à gommer les différences entre salariés et freelances : « Ce qui compte, c’est le rôle agile. J’organise aussi “ Les jeudis de la DT » pour partager la vision, donner de la visibilité sur la stratégie. Les freelances y participent, de la même façon qu’ils sont invités à tous les Team Buildings. Même chose pour certaines formations Cyber. Je réserve en revanche les formations les plus pointues et certifiantes aux salariés. »

A La Poste, la branche courrier-colis réalise un onboarding commun et présente à ses externes des perspectives de long terme, de la même manière que pour ses salariés, dans une logique dite « One Team ».

Du point de vue du manager intermédiaire, il peut être délicat de « gérer une équipe composée de gens que je ne choisis pas parce qu’ils sont envoyés par une entreprise prestataire, de freelances difficiles à cadrer et de CDD qui ne s’investissent pas », comme le souligne une interviewée de la revue Repères. « Une solution consisterait à distinguer les deux rôles : celui de responsable hiérarchique d’une équipe de salariés et celui « d’animateur » d’une équipe élargie. » Sans surprise, faire évoluer la culture de l’entreprise vis-à-vis de l’engagement des collaborateurs externes, passe aussi par une évolution d’état d’esprit chez les managers.