Souveraineté, sobriété, frugalité… et si on adoptait un numérique plus résilient ?

Notre chroniqueur Imed Boughzala détaille les liens à établir entre les concepts de l’innovation frugale et les enjeux actuels liés aux dépendances technologiques et à la souveraineté numérique qui préoccupent de plus en plus les organisations.

À l’ère du numérique omniprésent, la question de la souveraineté numérique devient un enjeu majeur pour les États, les entreprises, les organisations et les citoyens. Face à la dépendance aux géants du numérique et aux infrastructures étrangères, à la rareté des ressources, l’innovation frugale et la sobriété numérique offrent des pistes pour bâtir un écosystème numérique plus indépendant, durable et résilient.

L’innovation frugale est une approche qui consiste à faire plus – au mieux – avec moins (Do more with less). Elle vise à développer des solutions simples, efficaces et à moindre coût en optimisant l’utilisation des ressources disponibles. Originaire des pays émergents, le Jugaad en Inde, littéralement « détournement[1] » en tamoul, ce concept s’est étendu aux économies développées, notamment dans un contexte de sobriété économique, écologique et technologique. L’innovation frugale repose sur trois principes clés :

• Simplicité : créer des produits ou services essentiels et fonctionnels, sans superflu.
• Accessibilité : rendre les innovations abordables et adaptées aux besoins réels des utilisateurs.
• Durabilité : optimiser l’usage des ressources pour réduire l’empreinte écologique.

Parmi les exemples, on peut citer : les diagnostics médicaux à bas coût pour les pays en développement ; les véhicules légers et économiques comme la Tata Nano, et les solutions numériques minimalistes réduisant la consommation d’énergie. En somme, l’innovation frugale permet de concilier efficience, inclusivité et durabilité, en réinventant les modes de production et de consommation.

Souveraineté numérique et innovation frugale : une nécessité stratégique

La souveraineté numérique désigne la capacité d’un pays ou d’une organisation à maîtriser ses infrastructures, ses données et ses technologies. L’innovation frugale joue un rôle clé en permettant de développer des solutions indépendantes avec des ressources limitées. Pourquoi la souveraineté numérique est-elle cruciale ? il s’agit notamment de contourner la dépendance aux GAFAM et BATX : aujourd’hui, une grande partie des services numériques (Cloud, OS, logiciels) est dominée par des entreprises américaines (Google, Apple, Amazon, Microsoft) ou chinoises (Alibaba, Tencent). EN termes de sécurité des données, le stockage des données dans des serveurs étrangers expose à des risques d’espionnage, de surveillance et de dépendance réglementaire. Enfin, il y a une dimension d’autonomie technologique : Sans innovation locale, les entreprises et institutions restent captives des solutions étrangères, limitant leur liberté d’action.

Des solutions frugales peuvent permettre une souveraineté numérique accrue, en particulier avec le développement d’infrastructures souveraines : des projets comme GAIA-X en Europe ou l’initiative française Numérique Éthique visent à proposer des alternatives aux clouds américains. La promotion des logiciels libres s’inscrit également dans ce cadre : adopter des solutions open source (Linux, Nextcloud, OpenStack) permet de réduire la dépendance aux éditeurs privés. Enfin, l’encouragement des start-ups locales et l’incubation de projets numériques locaux renforcent l’écosystème tech indépendant. Le cas est très visible par exemple pour les LLM (Large Language Model[2]) dans le domaine de l’IA générative (e.g. Mistal.ia).

Sobriété numérique : réduire l’empreinte écologique du digital

L’innovation frugale est aussi une réponse aux défis environnementaux posés par le numérique. La sobriété numérique vise à optimiser l’usage des technologies pour réduire leur impact écologique tout en conservant leur efficacité. Pourquoi le numérique doit-il devenir plus sobre ? Ceci est au regard de son empreinte carbone croissante. Le numérique représente 4% des émissions mondiales de CO₂, avec une croissance de 9% par an. L’explosion des usages énergivores est réelle : les centres de données (Data Centers), la 5G et les objets connectés (IoT) consomment de plus en plus d’énergie. Enfin, l’enjeu de l’obsolescence programmée est bien documenté. Le renouvellement rapide des équipements génère un gaspillage de ressources naturelles.

Des solutions frugales pour un numérique plus sobre existent :

• • L’éco-conception des logiciels : Développer des applications légères, moins gourmandes en énergie (ex : sites web Low-Tech, applications en PWA).
  • L’optimisation des infrastructures : Privilégier les data centers éco-responsables, mutualiser les ressources (cloud souverain et green IT).
  • L’allongement de la durée de vie des équipements : Favoriser la réparation, le reconditionnement et le recyclage du matériel informatique.
  • La réduction des usages superflus : Sensibiliser aux bonnes pratiques (désactiver les vidéos en lecture automatique, limiter le streaming en haute résolution).

Compétences numériques et formation : clés d’une innovation frugale et souveraine

Pour réussir la transition vers un numérique plus indépendant et durable, il est essentiel de développer des compétences numériques adaptées (i.e. une intelligence digitale). Cela passe par une littératie numérique (i.e. digital literacy), c’est à dire la sensibilisation aux enjeux de la sobriété numérique et aux alternatives souveraines. Mais également par la formation aux outils sécurisés et souverains, à des fins de cybersécurité et de protection des données. En parallèle, encourager la création de logiciels libres et responsables en apprenant le développement en open source, peut avoir un impact notable. Enfin, la compréhension des enjeux du cloud souverain, des architectures résilientes, des infrastructures décentralisées est un autre axe majeur.

Rôle des incubateurs et politiques publiques dans la transition

Les incubateurs, pôles d’innovation et politiques publiques ont un rôle clé pour accélérer cette transformation. On peut mettre en avant différente initiative en la matière :

• en France : Cloud souverain (NumSpot, Bleu), soutien aux start-ups de la French Tech.
• en Europe : GAIA-X pour un cloud sécurisé et interopérable, Green Deal numérique.
• dans le Monde entier : Développement de data centers éco-responsables (e.g. refroidissement par immersion).

Certains incubateurs sont clairement engagés dans le numérique frugal et souverain :

• Le French Tech Tremplin : Soutient des start-ups tech avec une approche durable.
• INRIA Startup Studio : Accélère l’innovation Open Source et Deep Tech.
• Station F (France) : Favorise des solutions numériques éthiques et responsables.
• Le C-19, l’incubateur de l’ensIIE, entend lui aussi s’inscrire dans cette logique de développement.

Un numérique frugal, souverain et résilient est possible

L’innovation frugale appliquée au numérique permet de réduire la dépendance aux grands acteurs internationaux, d’optimiser les ressources technologiques et de limiter l’impact écologique du digital. En combinant solutions open source, infrastructures souveraines et sobriété numérique, il est possible de construire un écosystème plus résilient, durable et inclusif. Adopter ces pratiques dès aujourd’hui constitue un enjeu stratégique pour les entreprises, les institutions et les citoyens, en particulier à l’ère de l’intelligence artificielle et de l’informatique quantique. Une IA frugale s’impose. Adopter un numérique résilient est un acte d’indépendance et de courage. En effet, un numérique résilient désigne un système technologique capable de fonctionner de manière fiable, durable et sécurisée, même face aux crises, aux cyberattaques ou aux perturbations environnementales. Il repose sur des infrastructures robustes, une gestion responsable des données et une capacité d’adaptation rapide aux évolutions sociales et climatiques.

[1] « il peut s’agir d’une réparation ingénieuse ou d’un simple bricolage, une solution disruptive, ou le détournement d’un usage. Il est aussi synonyme de créativité : faire mieux ou aussi bien, tout en monopolisant moins de ressources ».

[2] est un modèle d’apprentissage automatique capable de comprendre et générer des textes.