Alors que se tient la grand-messe de l’innovation, VivaTech, notre chroniqueuse Ana Semedo expose sa perception du moment clé qui se joue aujourd’hui dans le mouvement d’industrialisation des projets IA. Pour elle, les organisations peuvent prouver à cette occasion qu’elles peuvent innover tout en assumant une logique durable de frugalité.
IA, promesses de croissance, d’automatisation salvatrice, de compétitivité retrouvée. Les temps seraient-ils en train de changer ? Nous assistons sans doute au temps des emballements et au signal d’une bascule… Dans un article paru il y a quelques jours, Mckinsey nous montre qu’alors que les budgets IT aux USA ont connu une hausse de 8 % par an depuis la crise du Covid, les gains de productivité plafonnent à 1,7 % sur la même période. Certains secteurs, comme le transport ou les sciences de la vie, voient même leur productivité reculer. D’autres stagnent à zéro (assurance, banque), ou s’en tirent à peine mieux (énergie, utilities). Le retail serait le grand gagnant : moins d’investissement, plus de productivité. Comment expliquer cette déconnexion croissante entre investissements et performance ? Plusieurs raisons clés à cela :
- On célèbre la nouveauté technologique, pas la valeur business créée. On n’étudie pas les coûts complets en anticipation. Résultat : jusqu’à 80 % du coût total d’un produit se noie dans le cloud, la sécurité, la maintenance ou les licences. Dans l’IA, seuls 1 % des dirigeants qualifient leur déploiement de “mature”, et 10 à 20 % des projets passeraient à l’échelle.
- S’ajoute une spirale de dette technique : en multipliant les solutions et modernisant sans alignement stratégique, les entreprises engloutissent jusqu’à 40 % de la valeur de leur patrimoine technologique dans la complexité.
- La captation des gains de productivité par d’autres acteurs : 10 à 20 % des gains de productivité des investissements télétravail profitent aux employés, 5 à 10 % des gains de productivité IT aux fournisseurs cloud qui ne répercutent plus la baisse du coût matériel sur leurs clients.
- Enfin, les exigences croissantes de cybersécurité et de conformité alourdissent encore la facture.
L’article dit les organisations ayant des IT performantes ont jusqu’à 35 % de croissance supplémentaire et 10 % de marge bénéficiaire supérieure par rapport à leurs pairs. Cela nous entraine et ce qui précède nous montre le résultat. L’article propose 4 pistes accroître la productivité pilotée par la technologie, cependant toutes déjà visitées : piloter la technologie par la mesure de la consommation (FinOps) ; gérer l’entreprise comme un portefeuille de produits (au-delà de l’IT) ; concentrer les investissements sur les domaines à fort impact ; réinventer le modèle de talents pour l’ère de l’IA agentique. Les DSI, les boards, les directions métiers s’arrachaient la “dernière techno”, persuadés que l’innovation se résumait à la capacité à suivre le rythme effréné imposé par les GAFAM ou les leaders du cloud. Aujourd’hui, un vent nouveau se lève. Les demandes de formation à l’IA responsable affluent. Produrable fait de la double transition énergétique et digitale un enjeu stratégique. L’AIM – association de chercheurs et enseignants en systèmes d’information – place l’IA frugale au cœur de ses réflexions, et les grands cabinets s’en emparent à leur tour.
Ce foisonnement de sollicitations est révélateur : après l’engouement, la réflexion. Après la course aux “proof of concept” et aux pilotes qui s’empilent, l’heure est venue de questionner la finalité, le modèle d’impact, et la soutenabilité de nos choix technologiques.
Effets de mode, cycles d’emballement et pièges du mimétisme
La réalité, c’est que l’effet de mode coûte cher à deux niveaux. D’abord, en impliquant une spirale de la dette technique. À force de multiplier les solutions sans alignement stratégique, de moderniser pour moderniser, les entreprises accumulent des couches de dette technique, qui finissent par grever la capacité d’innovation réelle. Les chiffres sont implacables : selon McKinsey, jusqu’à 40 % de la valeur du patrimoine technologique d’une organisation peut se dissoudre dans la dette technique – ces choix passés qui pèsent lourd sur l’avenir et détournent des ressources vitales des véritables leviers de performance. Ensuite en amenant une logique de dépenses déconnectées des gains. Malgré l’explosion des budgets IT (8 % de croissance annuelle aux États-Unis depuis 2022), la productivité stagne. La réalité, c’est que l’innovation ne se décrète pas par l’achat d’une technologie, mais par l’alignement entre besoins, usages, et valeur créée. L’analyse sectorielle le confirme : là où la gouvernance n’est pas au rendez-vous, l’essentiel des gains part chez les fournisseurs, dans les couches d’abstraction, ou s’évapore dans des projets qui ne passent jamais à l’échelle.
L’IA frugale comme levier de maturité et d’indépendance
C’est ici que la demande d’IA responsable prend tout son sens. Ces sollicitations ne sont pas un effet de mode supplémentaire, mais le signe d’une bascule : les entreprises, les acteurs publics, les fédérations professionnelles cherchent à reprendre le contrôle. Travailler sur l’IA frugale, c’est avant tout trois points à prendre en considération :
- Remettre en question le besoin. L’IA n’est pas une fin, mais un moyen. 70 % des logiciels développés ne sont jamais utilisés – il est temps de s’interroger : ai-je vraiment besoin d’IA ? Un algorithme traditionnel ou une règle métier simple ne suffirait-elle pas ?
- Maîtriser la dette technique, questionner l’usage. L’IA frugale, c’est l’art de faire le juste nécessaire, d’éviter la sophistication inutile, et de ne pas confondre innovation avec surenchère technologique. C’est aussi accepter que l’innovation durable s’inscrit dans la durée, avec une exigence d’efficience et de robustesse.
- Calculer l’impact net. Chaque solution IA a un coût environnemental, énergétique, matériel. Ce n’est qu’en mesurant l’impact net – ce que la solution permet de gagner, moins ce qu’elle consomme – que l’on peut avancer vers une innovation réellement responsable.
Vers une gouvernance stratégique de l’IA
Dans ce cadre, l’IA responsable n’est pas un supplément d’âme ou un vernis éthique : c’est un enjeu business et de souveraineté. Ce qui change ? En premier lieu, la donnée y est vue comme matière première. La véritable différenciation ne réside plus dans la possession d’un modèle propriétaire, mais dans la capacité à structurer, gouverner et valoriser la donnée métier. Ensuite, la gouvernance de l’IA s’inscrit à 360 degrés dans un dialogue permanent entre métiers, IT, juridiques, RSE… C’est dans la transversalité, l’analyse de maturité, et l’adaptation continue que se construit la résilience. Par ailleurs, ke levier réglementaire ne peut être ignoré : l’arrivée du AI Act, des référentiels comme ISO 42001, ou de l’AFNOR SPEC sur l’IA frugale, structurent le marché et obligent à anticiper, documenter, maîtriser. Enfin, une méthodologie éprouvée existe aujourd’hui. Former, aligner les représentations, évaluer la maturité, traduire la réglementation en leviers concrets, accompagner les métiers, déployer une gouvernance adaptée… Ces étapes transforment l’expérimentation en impact durable.
L’enjeu d’un vrai passage à l’échelle
Ce que j’essaye de montrer simplement avec cette courte chronique, c’est qu’il ne suffit plus de suivre le mouvement. Les acteurs qui réussiront demain sont ceux qui sauront dire non à la logique du “toujours plus”, accepter de faire mieux avec moins, et aligner innovation, sobriété, performance et impact. C’est dans ce refus des effets de mode, dans l’exigence de l’IA frugale, dans la rigueur de la mesure et de la gouvernance, que se joue l’indépendance des entreprises et leur capacité à transformer l’IA en un levier durable d’innovation et de compétitivité.
