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Eric Carreel (Withings) « Le numérique est une chance »

Créateur de plusieurs start-up du numérique dont Withings, qui intégrera sous peu Nokia Technologies, Eric Carreel prouve par son parcours son anticipation de l’évolution des technologies et des usages. Très actif dans l’industrie notamment, il revient sur les changements de fond qui se profilent, avec toujours l’utilisateur au cœur de ses préoccupations.

© Mathieu Zazzo/Pasco

Alliancy, le mag. Que nous indique le rachat de Withings annoncé récemment par Nokia Technologies pour les années à venir ? Faut-il le voir positivement ?

Eric Carreel. La santé va devenir un secteur essentiel et mondial. Si l’on se projette en 2030, on sera accompagné, conseillé, soigné tout le temps et pas uniquement quand on va voir un médecin. Alors oui, ça aurait été génial qu’on puisse le faire tout seul, mais non, ce n’était pas possible du fait de la puissance de feu absolument énorme qu’il faut pour y parvenir… En s’alliant à Nokia, nous essayons de constituer un champion européen dans un domaine reconnu majeur dans chaque pays.

Vous dites quand même « européen » ?

Toutes les histoires numériques sont mondiales. Je dis « européen » dans le sens où les équipes sont ici. On peut s’intéresser au capital certes, mais finalement, ce qui est important ce sont les équipes. Elles sont là, elles vont grossir là, on travaille ici avec des médecins,  des hôpitaux… et cet ensemble crée un écosystème pertinent.

 

Le fait que l’Europe n’ait pas ces grandes plates-formes à l’américaine ou à la chinoise, ne vous inquiète-t-il pas ?

Les Gafas [Google, Amazon, Facebook et Apple, Ndlr] prennent une puissance qui devient grande, trop grande… On sort là de la libéralité de l’économie. Il est de l’ordre du politique d’arbitrer un certain nombre de choses pour laisser vivre une multiplicité d’écosystèmes. Mais, le vrai sujet, ce sont les données. Il y a quelques années au Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas, on a vu émerger des « cloud Santé » avec pour credo l’analyse de la donnée… Aujourd’hui, on n’en parle plus.

 

Pourquoi ?

En fait, ces données, où sont-elles ? Nulle part ! Les données de santé sont encore à générer. C’est la raison pour laquelle nous n’avons jamais voulu nous allier à des gestionnaires de données. Et le seul capable de les gérer, c’est nous en tant que constructeur d’objets. Ces données sont créatrices de valeur et elles nous permettront demain de faire de meilleurs objets. Aussi, chez Withings, au-delà de notre chiffre d’affaires, ce qui me semble plus important, c’est la durée d’utilisation longue de nos produits. On a créé le Withings Health Institute pour analyser ces données anonymisées et repérer les tendances. On se fait beaucoup d’idées sur les modes de vie… Par exemple, l’alimentation dans un pays a une incidence positive ou négative sur le poids de la population. Demain, celui qui était à la source de la relation avec l’utilisateur, c’est lui qui aura la capacité de faire ces analyses de données.

C’est aussi pour cette raison que Withings propose des objets grand public ?

Le problème est à la fois d’être à la source et de faire des objets désirables et accessibles, que les gens vont vouloir acheter et qui entrent de façon non invasive dans leur quotidien pour qu’ils les utilisent longtemps. Cela permettra de comprendre un certain nombre d’évolutions, de créer des cohortes, pour analyser plus finement une situation donnée…

Tout le contraire du gadget donc ?

On est dans le contraire de l’impulsionnel. Avec notre outil, ce n’est plus le poids ou la tension qui est important, mais l’évolution de mon poids ou de ma tension. Nous sommes au milieu d’un champ qui était inconnu jusqu’ici, entre le consumer, la santé et les datas. Dans ce monde de la connexion, nous ne sommes plus fournisseur d’objets, mais fournisseur d’une expérience. Et on ne gagnera que si l’on enrichit l’expérience de cet utilisateur. D’ailleurs, c’est pareil pour tout ce qui se passe dans la révolution numérique aujourd’hui. Le fait que l’on considère une voiture par son utilisation et non sa propriété ; le fait qu’une fois entré dans l’écosystème Apple, je n’en sors plus parce qu’Apple a sauvegardé toutes mes données…

Elle est là la vraie révolution ?

La révolution numérique fait passer le monde d’une organisation horizontale à une organisation verticale. Celui qui a gagné demain, c’est celui qui a pris soin de l’expérience utilisateur et il a pu le faire parce qu’il n’a pas cherché à tout faire, mais il a cherché à faire une seule chose bien. Les généralistes qui font tout… Je n’y crois plus. C’est mort.

Tout ceci sous-entend pourtant de créer un écosystème que vous n’enrichirez pas seul ?

Si je fais quelque chose de très pointu, il est clair qu’il faut s’associer… D’ailleurs, c’est déjà en train de s’organiser. Ce que fait Apple avec HealthKit, c’est tout simplement de transformer l’Iphone ou l’Apple Watch, qui est un objet personnel, en carrefour de données. L’utilisateur peut ainsi décider, s’il souffre de diabète par exemple, de disposer d’un suivi médical quotidien, stocké dans différents cloud et annoté grâce à des applications dédiées… Cette évolution peut se faire par des intégrations multiples, ou elle peut se faire par des partenariats plus profonds. Je vais utiliser différents services, sans me rendre compte que derrière 50 sociétés travaillent ensemble… Le matin, je peux utiliser mon pèse-personne Withings, l’après-midi faire un footing avec l’appli RunKeeper et avoir un retour sur le mix entre l’évolution de mon poids et celle de ma course, peu importe d’où proviendra véritablement cette information… Dans ce domaine, l’étape qu’on n’a pas encore franchie est celle de connecter le corps médical à cette expérience-là.

A quelle échéance voyez-vous cette bascule ?

Comme je le disais, cela a démarré aux Etats-Unis. Ici, ce le sera dans les cinq à sept prochaines années. Mais là, le discours français doit évoluer…

Vous évoquez nos réticences concernant les données personnelles ?

Tout à fait et c’est complètement stupide car, déjà, vous donnez toutes vos données à Google et Facebook… Bien sûr, l’évolution technologique fait que l’on est de plus en plus dépendant les uns des autres, mais c’est une dépendance positive. Bien sûr, je peux décider de ne pas avoir de compte sur aucun réseau social, sur aucun e-mail ou me passer de smartphone… mais je me coupe du monde tel qu’il est aujourd’hui.

On peut estimer légitime cette inquiétude, non ?

Elle est légitime et importante, mais cela ne doit pas nous retarder. Quand il y a évolution technologique, il y a toujours risques et opportunités. Quand on a créé la voiture, on a créé des accidents. Soit on voit le risque et on interdit la voiture ; soit on voit l’opportunité et on impose la ceinture de sécurité… Plus proche de nous, ce fut la même chose pour les paiements par carte bancaire sur Internet… Les banques françaises se sont voilé la face sur cette évolution technologique et PayPal s’est créé…

Que diriez-vous sur PayPal ?

C’est une société qui a saisi l’opportunité du paiement par Internet, en disant : « Certes, il y a des risques, mais je vais les gérer à la fois pour les utilisateurs et les fournisseurs. » Nous, en tant que fournisseur, nous utilisons PayPal. Ils nous rendent vraiment un service, alors qu’une banque aurait tendance à pousser d’abord un problème…

La culture française pose problème dans ce monde numérique ?

Totalement. Et j’aime bien dire que le problème de la France, ce sont d’abord les Français ! Aujourd’hui, on n’a pas à taper sur nos politiques, sur nos patrons, on a à taper sur nous-mêmes. C’est notre peur de l’avenir qui fait que l’on met les deux pieds sur le frein. On considère que tout est un risque, alors que pendant ce temps, le reste du monde avance. 

Et ça ne s’améliore pas ?

Si, heureusement. La jeune génération est bien plus ouverte que la nôtre, qui a plus poussé les acquis que l’ouverture à l’avenir. Aujourd’hui, entrepreneurs et industriels comprennent mieux l’urgence de la maîtrise de l’innovation, face à la concurrence.

Justement, pour revenir à votre expérience d’entrepreneur, dans chacune de vos sociétés, vous avez appliqué l’agilité du numérique à une activité de « fabricant de matériels ». Est-ce cela le modèle de demain ?

Dans la technologie, la course au temps est essentielle. C’est ce que propose, par exemple, Sculpteo dans l’impression 3D, en mettant dans la mécanique l’agilité que l’on a dans le numérique pour améliorer ses produits et aller plus vite et, tout cela, en oubliant les préséries, le stock… Au-delà, plus généralement, je suis inquiet pour l’industrie.

C’est-à-dire ?

Le monde a changé, l’accélération technologique est exponentielle. Aujourd’hui, on ne fait plus un produit en six ans, mais en neuf à dix-huit mois ; sa durée de vie n’est plus dix ans, mais dix-huit mois à trois ans… et ce qui compte, ce n’est plus l’interface utilisateur dans un objet mécanique, mais la pertinence mécanique de l’objet mécanique ou la pertinence électronique de la partie électronique…

Comment faire passer un tel message ?

A la tête du plan des Objets connectés de l’usine du futur où j’ai été nommé, nous avons travaillé à plusieurs acteurs sur le « savoirfaire » et le « faire savoir », ce qui a ensuite amené à créer la Cité de l’Objet connecté à Angers. On l’a voulue comme un lieu de rencontres, mais aussi un lieu de filtrage car les start-up, ce n’est pas non plus l’idéal rêvé… Elles ont parfois des promesses qu’elles n’arrivent pas à tenir. Il faut donc pouvoir se connaître, échanger, tester… A notre petite échelle, cette Cité participe à la transformation de la fabrication d’objets dans ce pays, quels qu’ils soient. Et si on ne le fait pas, on meurt… C’est une vraie opportunité et il y a le feu !

Et pour le « faire savoir » ?

Finalement, toutes ces révolutions, elles trouvent d’abord leur marché aux Etats-Unis et maintenant, un peu en Chine. Il faut que nous soyons meilleurs pour faire savoir ce que l’on sait faire à l’étranger, d’où cette participation en masse au CES, d’où la mise en avant de la French Tech… même s’il reste encore beaucoup à faire.

C’est important de jouer l’effet de masse ?

Aujourd’hui, le marché est mondial et les compétences locales. En France, il faut arrêter de saupoudrer. Concentrons ! Avec des spécialités. Tant qu’on n’aura pas compris cela, on aura un vrai problème.

Comment voyez-vous les choses évoluer ?

La technologie va très vite désormais et, qu’on le veut ou non, ce n’est plus le problème. Elle va aller plus vite qu’on ne peut aller. Partant de là, comment construire une société viable, dans laquelle tout le monde a une place… Cela reste la question fondamentale.

Et chacun trouve sa place à terme ?

Aujourd’hui, évidemment, non. On s’acharne à travailler comme des fous tous les jours pour faire en sorte que nos vies soient moins difficiles, que nos voitures se conduisent toutes seules… A terme, il y aura donc moins de travail. Pour autant, je reste persuadé que la destinée de l’homme est de « creuser ». Pour cela, il faut être formé… Il y a donc une révolution à faire dans l’éducation et une autre sur notre capacité à rendre attirant tout ce qui va permettre de « creuser » au sens large. C’est aussi l’enjeu.

Vous avez une clé pour y parvenir ?

On a besoin du retour des littéraires, des philosophes, des sociologues… Ils sont trop absents de notre réflexion. On a besoin de toutes les facettes de ce qui fait l’Homme et son intelligence, pour mieux vivre et travailler ensemble.

Marche après marche

Docteur ingénieur formé à l’ecole supérieure de Physique et de Chimie industrielles (esPCi), eric Carreel a fondé Inventel en 1994 (pagers, box internet…). il a ensuite co-créé trois sociétés dans le domaine des nouvelles technologies : Withings, en 2008, qui fabrique des objets connectés dans le domaine de la santé et du bien-être (la cession à nokia technologies vient d’être annoncée) ; Sculpteo, en 2009, plate-forme en ligne d’impression 3D (partenariat récent et exclusif avec Carbon 3D) ; et Invoxia en 2010, dans le domaine des télécommunications et des objets connectés (dont triby, premier produit hors de l’écosystème d’Amazon à intégrer son service de commande vocale Alexa). Vice-président de l’association France Digitale et responsable de la filière Objets connectés au sein des 34 plans d’action définis par le gouvernement pour réindustrialiser la France, Eric Carreel est également président d’honneur de la Cité de l’Objet connecté, inaugurée à Angers en juin 2015. Ingénieur de l’année 2011, il a déposé une cinquantaine de brevets.

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