Notre chroniqueuse Ana Semedo détaille trois conflits complexes qui semblent opposer développement de l’intelligence artificielle et numérique responsable. Elle met en évidence trois mouvements nécessaires pour reconnecter innovation et responsabilité.
Avez-vous pensé aux points communs entre l’eau, Shein et l’IA ? Nous les consommons avec la même pensée d’abondance, de ressources supposées inépuisables, d’empreintes cachées, de tensions invisibles. Le robinet coule, les colis arrivent, l’IA semble magique… jusqu’aux sécheresses, aux controverses sur Shein et aux inquiétudes sur l’empreinte de l’IA. Ces flux massifs et opaques deviennent alors visibles.
Quand l’abondance fait oublier la note
Longtemps traitée comme une ressource quasi illimitée, l’eau connaît aujourd’hui des tensions sur la quantité, la qualité et la répartition des usages ; inondations, sécheresses et restrictions rappellent que l’« abondance heureuse » reposait sur un socle fragile. Shein pousse à l’extrême la logique de flux gigantesques d’articles à bas prix sur une chaîne de valeur opaque (conditions sociales, matières, déchets). Quand la marque s’expose au BHV, notre fierté est touchée et les 20 millions de clients à distance, jusqu’ici « invisibles », émergent d’un coup. L’IA générative, avec ses productions spectaculaires et ses prompts illimités, vit elle aussi en cachette : centres de données énergivores et hydrovores, microprocesseurs rares, volumes de données colossaux, dépendances à quelques acteurs, effets rebond sur les usages. Là encore, le récit d’illimité ne dit rien de la facture énergétique, matérielle et sociale. Dans les trois cas, l’illusion d’abondance tient tant que les coûts sont externalisés ou invisibles. En nous appuyant sur Shein et l’eau, l’enjeu est de sortir du cercle des experts ce sujet de l’abondance insouciante et de ses empreintes et tensions cachées, pour le conduire vers une véritable appropriation par l’opinion publique. Les 26 et 27 novembre, j’ai débattu de ces sujets aux Journées pour la Recherche en Apprentissage Frugal (JRAF) à Grenoble, en prenant ce triptyque IA × Shein × Eau comme fil rouge.
Remettre l’IA dans le cadre des limites planétaires
Les travaux sur les limites planétaires montrent que plusieurs frontières biophysiques sont déjà dépassées et que des dérèglements systémiques s’installent déjà. L’eau, la fast fashion et l’IA s’inscrivent dans ces mêmes frontières. Avec l’IA générative, nous ajoutons une couche supplémentaire : plus de demande électrique, de pression sur certains composants, de dépendance aux infrastructures de calcul. Sans relier ces flux aux limites planétaires, nous recréons à grande vitesse les impasses de l’eau et de la fast fashion.
Les chiffres du type « mon service consomme tant » se multiplient, mais avec peu d’outils fiables, peu de standards et peu de comparaisons possibles : la communication domine. Aux JRAF, nous avons posé des bases pour des outils comparables et auditables, au-delà des calculateurs de façade. Il devient incontournable de comprendre l’ensemble des effets systémiques, des matières premières aux interactions sociales et économiques, et de travailler à cette mise en cohérence, en veillant à ce que le greenwashing n’en sorte pas vainqueur. Nous y œuvrons également.
Trois tensions qui sabotent les projets d’IA
Derrière l’illusion d’abondance, trois « conflits de boussole » entre ce que l’on affiche, ce que l’on mesure et ce que l’on fait réellement.
- Un marketing poussé qui écrase la nuance
La tentation est forte de faire du « branding de vertu ». L’IA devient « responsable » parce qu’elle s’appuie sur un cloud bas-carbone ou qu’elle sert une cause sociale ; une collection textile se pare d’un label pour faire oublier le reste de la chaîne de valeur. Le problème est le décalage entre le récit et ce que l’on rend – ou non – visible : périmètre des impacts, arbitrages entre usages, effets rebond.
- Des organisations en silos qui diluent la responsabilité
Personne n’est vraiment aux commandes. Pour l’IA, la responsabilité et la frugalité se dispersent entre RSE, DSI, métiers, RH, juridique. Même fragmentation pour l’eau (services techniques, aménagement, agriculture, industriels) et pour la fast fashion (design, achats, logistique, distribution, déchets). Chacun détient un morceau du puzzle, mais personne n’a mandat pour la vision systémique et les arbitrages.
- Des imaginaires figés qui nous empêchent de changer d’échelle
Enfin, nos imaginaires restent collés à quelques vitrines spectaculaires : le plaisir de la consommation abondante, l’IA dotée de magie illimitée, l’eau considérée comme un commun garanti, la mode comme beauté sans cesse renouvelée. Ces imaginaires figés maintiennent l’abondance insouciante au centre du récit et rendent inaudibles les autres signaux. Ces trois tensions – marketing poussé, responsabilités éclatées, imaginaires figés – expliquent pourquoi tant de projets restent coincés entre ambition affichée et réalité des impacts.
Trois mouvements pour reconnecter innovation, IA frugale et limites planétaires
Face à ces tensions, trois mouvements me semblent structurants. D’abord, faire bouger nos imaginaires et oser choisir nos innovations. Il s’agit d’imaginer des futurs désirables au-delà de l’abondance insouciante et d’assumer que tous les cas d’usage IA ne se valent pas : certains renforcent des services essentiels, d’autres relèvent du gadget. Ensuite, articuler innovation et IA utile, frugale, responsable. Il ne s’agit pas de « faire moins d’IA » par principe, mais de la déployer là où l’effet net est réellement positif à l’échelle du système, en intégrant bénéfices et coûts – stratégiques, économiques, matériels, énergétiques, sociaux et organisationnels. Enfin, inventer un marketing adapté pour l’IA frugale et responsable. Plutôt que le rouleau compresseur des promesses d’illimité et de performance, il nous faut des récits de transformations progressives, des promesses mesurées appuyées sur des indicateurs transparents et la capacité à dire ce que l’on choisit de ne pas faire.
De l’abondance insouciante à la maîtrise lucide
Les limites planétaires sont des garde-fous pour préserver nos marges de liberté collective. À nous de déployer l’IA en respectant ces garde-fous, en rendant visibles les coûts cachés et en orientant l’innovation vers les chantiers vraiment utiles. C’est à ce prix que nous passerons de l’abondance insouciante à une maîtrise lucide, où l’IA, l’eau et la mode ne seront plus des illusions d’illimité, mais des choix assumés dans un monde de ressources finies.
