Lionel Chaine est le directeur des systèmes d’information de la banque publique d’investissement Bpifrance. Il analyse les transformations profondes amenées par la démocratisation rapide de l’IA, et leur impact sur les enjeux liés aux compétences, et à la formation des équipes IT et des employés.
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Lors des Rencontres Numériques de Strasbourg, en 2025, organisées par le Cigref, vous avez coprésidé un atelier consacré aux compétences et aux talents. Quelles sont les principales préconisations qui sont sorties de ce travail ?
Ce changement implique donc aussi d’actualiser les référentiels utilisés par les entreprises, dans une démarche barométrique, afin de mieux orienter les collaborateurs parmi les formations et de faire évoluer les carrières. Pour y parvenir, nous recommandons de créer des espaces collaboratifs sectoriels, réunissant les experts et acteurs de l’écosystème du numérique, qui nourriront ces baromètres de façon continue.
À quel point le développement et la démocratisation récente de l’intelligence artificielle perturbent-ils, selon vous, les stratégies d’évolution des compétences au sein des directions du numérique ?
Les nouvelles logiques amenées par l’IA illustrent très bien cette nécessité du passage de l’« emploi » à la « compétence ». Par exemple, plutôt que de se demander si le métier de manager d’IA agentique existe, et pour combien de temps encore, il est indispensable de suivre en continu l’évolution des compétences dans le halo des agents IA.
Il y a beaucoup de compétences émergentes, que l’on ne sait pas reconfigurer en « poste ». Et à l’inverse, des compétences obsolètes ne vont pas toutes faire disparaître un emploi. Il y a quelques mois, tout le monde insistait sur le fait que le prompt était une compétence fondamentale, aujourd’hui l’IA, elle-même, est capable de nous aider à mieux prompter, le changement est très rapide !
Les formations sont-elles au rendez-vous ?
Ce que l’on constate ces dernières années, c’est un accroissement de l’écart entre, d’un côté, le besoin des organisations et, de l’autre, la réalité des formations initiales, c’est-à-dire de ce qui est enseigné dans les écoles et les universités. La tendance présente de l’IA renforce clairement ce gap. Les directeurs des systèmes d’information affirment : « On ne recrute plus trop de jeunes, car il y a un problème de compétences en décalage avec le monde de l’IA. » Ils préfèrent « reskiller » leurs experts actuels, plus seniors…
Cela soulève des questions sur le long terme. Le signal est important : il faut trouver des moyens rythmés pour former en continu, car les approches annuelles par grandes cohortes ne répondent plus au besoin d’adaptation rapide.
Quel impact ces évolutions peuvent-elles avoir sur la relation entre les DSI et les DRH ?
La révolution IA implique une conduite de changement sans précédent, tout aussi importante que les transformations technologiques en soi. Je pense que toutes les organisations sont encore dans le brouillard sur ce que cela va vraiment impliquer par rapport aux processus et habitudes RH en place, mais il est certain que de nombreux outils actuels vont devenir inadaptés.
À partir du moment où l’on attend plus de formation continue, en évolution permanente et à une maille plus fine, on ne pourra pas se contenter d’adapter à la marge ce que l’on faisait jusque-là. Un exemple : l’IA, elle-même, va être utilisée différemment pour apporter des solutions aux enjeux de formation, par exemple en évitant de donner des réponses toutes faites, mais plutôt en instaurant un dialogue socratique avec l’apprenant, en lui posant des questions, etc. Un « professeur agentique » pourra se spécialiser sur les besoins particuliers des uns et des autres, en amenant une personnalisation qui est encore trop faible aujourd’hui. Il y a tellement de nouvelles compétences à acquérir, c’est très protéiforme… La seule réponse pertinente, c’est la personnalisation.
L’entreprise doit aller chercher ces next-step en matière de formation, mais aussi de parcours d’onboarding, en s’appuyant sur de nouveaux assistants IA. C’est pourquoi une autre recommandation de notre atelier est d’intégrer l’IA comme outil pédagogique, en l’utilisant dans tous les dispositifs de formation, d’insertion ou de reconversion professionnelle, à travers des simulations, des serious games et des plateformes de formation personnalisées. La dimension « expérientielle » qu’elle peut apporter ne doit pas être ignorée.
Le sujet peut-il remonter au plus haut niveau pour provoquer des remises en question suffisamment rapides ?
Vu qu’il s’agit d’un problème de change management primordial, ce sont effectivement les managers et les dirigeants, eux-mêmes, qui doivent s’emparer de ce sujet. Ce n’est pas seulement une question pour le DSI ou le DRH. Les modèles opérationnels, eux aussi, vont se transformer du fait de la diffusion massive de l’intelligence artificielle, anticiper ces impacts est donc la responsabilité d’une direction générale.
Je pense que l’on va vite se rendre compte que les AI-native company de notre époque auront des modes d’organisation, de fonctionnement opérationnel et de gestion des compétences très différentes des autres entreprises.
