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Géants du numérique : revue des fronts antitrust à travers le globe

De par leur position dominante sur le marché, les Gafam sont surveillés de près par les Etats. Que ce soit en Europe, outre-Atlantique ou du côté de la Chine, le pouvoir régalien et législatif s’impose comme une nécessité pour rétablir une forme de concurrence plus saine dans le jeu économique qui se joue sur leur territoire. Laurence Bary, experte au Club des juristes et avocate associée chez Dechert LLP, revient pour Alliancy sur les discussions réglementaires en cours sur ces fronts antitrust en devenir.

Laurence Bary, avocate associée chez Dechert LLP.

Laurence Bary, experte au Club des juristes et avocate associée chez Dechert LLP

Alliancy. Certains disent que le RGPD a annoncé le début des fronts antitrust, qui aurait inspiré le reste du monde…

Le RGPD a permis à l’Europe de lancer un mouvement de fond en ce qui concerne la régulation des plateformes, au-delà de l’antitrust. Il s’agit d’un standard européen mais dont l’application a en réalité des répercussions au niveau mondial. La Commission européenne a en quelque sorte coupé l’herbe sous le pied du législateur américain qui a été pris de cours par ce texte particulièrement protecteur pour les données personnelles. Si bien que la Californie a adopté en 2020 un texte très proche du RGPD, le California Consumer Privacy Act (CCPA). Des discussions sont même en cours sur ce type de mesures au niveau fédéral. Le RGPD n’est pas un texte antitrust à proprement parler mais il a sans doute agi comme un premier pas vers le DMA.

Est-ce que le Digital Markets Act (DMA) est une bonne nouvelle pour instaurer un cadre de concurrence saine en Europe ?

Il faut déjà préciser que les Gafam sont très conscients de l’importance du droit de la concurrence pour leurs activités. Dans ce contexte, l’application efficace du DMA dépendra grandement du dialogue entretenu entre les plateformes et les institutions européennes. Il est important que la Commission européenne engage un réel débat avec ces acteurs sur l’innovation et l’évolution des business model, pour ne pas scléroser les marchés. Pour garantir un cadre d’innovation européen sain, il faut avant tout éviter d’adopter des positions trop rigides ou dogmatiques. 

Le DMA pose les premières pierres d’une régulation des grandes plateformes. Il permet de définir quels acteurs sont des “gatekeepers” (contrôleurs d’accès) et de les soumettre à une liste d’obligations relatives par exemple à la collecte et l’utilisation de données ou encore l’interopérabilité. Mais il existe forcément des trous dans la raquette car il est aujourd’hui très difficile de dire si un petit acteur du monde digital aujourd’hui ne deviendra pas un mastodonte demain. 

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Nous assistons à un changement de paradigme dans l’antitrust : ces règles avaient à l’origine pour objet la régulation des monopoles ou des conglomérats construits sur le temps long et largement soutenus par des fonds publics. Le digital change la donne car un acteur peut devenir dominant en très peu de temps. Le DMA peut avoir du mal à suivre la cadence et c’est d’ailleurs tout le problème du choix d’une législation ex-ante, qui peut se retrouver à la traîne par rapport aux initiatives des acteurs. 

Par exemple, Apple a décidé d’élever de lui-même son niveau d’exigence en matière de protection des données personnelles – bien au-delà de ce qui est requis par le RGPD. C’est le signe que les efforts européens contribuent à l’instauration d’un cadre de concurrence sain, qui impulse des bonnes pratiques au-delà du texte de la loi. 

Peut-on considérer que la loi est toujours en retard face aux évolutions rapides du marché technologique ?

Aucun législateur ne peut être assez agile pour s’adapter en permanence à l’innovation technologique. Il existe une sorte de décalage entre le monde idéal imaginé par le législateur et la plasticité du marché qui le rend dur à prédire. Quand Elon Musk a lancé SpaceX, personne n’y croyait et pourtant l’entreprise est devenue aujourd’hui l’un des premiers acteurs mondiaux dans le spatial. 

Je pense que les mesures antitrust les plus efficaces restent malgré tout celles qui sont adoptées au cas par cas. L’autorité de concurrence française a par exemple adopté à plusieurs reprises des mesures conservatoires en la matière et c’est une procédure d’urgence qui est bien adaptée au fonctionnement des marchés digitaux. 

Quelles limites peut-on trouver dans ces textes ? Faut-il par exemple imposer aux Gafam une redevance pour assurer le coût des audits, comme l’avait suggéré Margrethe Vestager ?

La vérification de la conformité des pratiques des plateformes aux règles peut coûter cher dans un modèle ex-ante comme celui du DMA. Mais le vrai problème est à mon sens celui des compétences et de l’expertise : il y a très peu de data scientists ou d’experts du digital à la Commission européenne capables de décortiquer les algorithmes des plateformes. 

C’est une tâche complexe, d’autant plus que les business modèles des plateformes ne se ressemblent pas. Apple mise sur la protection des données personnelles au niveau du hardware, Google sur le ciblage publicitaire, Amazon sur les données des vendeurs qui utilisent sa marketplace… Et à ce titre, il n’est pas rare de voir une plateforme remettre en cause les pratiques d’une autre, ce qui aboutit à une forme d’autorégulation concurrentielle.

Mais ce rôle de « watchdog » ne doit évidemment pas rester aux mains du privé et nous pouvons espérer que les unités digitales qui ont déjà été mises en place par certaines autorités nationale, notamment en France et au Royaume-Uni, composées d’économistes, de juristes ou encore d’ingénieurs spécialisés en data permettront de parler le même langage que les plateformes et les start-up qui forment les écosystèmes digitaux européens.

Outre-Atlantique, les Gafam ont pour longtemps été le symbole de la réussite économique et technologique du modèle américain… À quand datent ces aspirations antitrust ? 

Le scandale autour de Cambridge Analytica et le rôle que Facebook a joué dans les élections présidentielles américaines de 2016 ont fait partie des événements déclencheurs – ou du moins accélérateurs – de la prise de conscience aux Etats-Unis quant au pouvoir de marché des Gafam, et à la nécessité le cas échéant d’intervenir en matière d’antitrust. 

Le lien entretenu entre les autorités de concurrence américaine et européenne a aussi joué et les institutions outre-Atlantique ne sont plus aujourd’hui soupçonnées de la moindre passivité envers leurs acteurs nationaux, comme cela a pu parfois être le cas dans le passé. Les États-Unis ont pris conscience qu’il ne fallait pas laisser les plateformes prendre trop de pouvoir sur le marché. 

Par ailleurs, le contrôle des concentrations, c’est-à-dire le contrôle des rachats d’entreprises notamment par les Gafam, fonctionne différemment aux États-Unis ; il ne se fait pas en ex-ante comme en Europe. La Federal Trade Commission (FTC) et le Department of Justice (DoJ) ont le pouvoir de revisiter des fusions et acquisitions qui ont eu lieu dans le passé, lorsque celles-ci ont pu avoir un effet négatif sur la concurrence. Et il est vrai que depuis trois-quatre ans, certains considèrent que des opérations n’ont pas été surveillées d’assez près ou du moins auraient dû être accompagnées d’un certain nombre de garde-fous. 

Si bien qu’en janvier dernier, une cour fédérale américaine a autorisé la FTC à poursuivre une action remettant en cause la stratégie d’acquisition passée de Facebook – notamment avec son rachat d’Instagram et WhatsApp – pour contrariété au droit antitrust.

L’American Innovation and Choice Online Act (AICOA) est-il plus strict que le DMA européen ?

De mon œil d’Européenne, ce texte est assez proche du DMA en termes d’obligations et d’interdictions édictées. Il y a une vraie convergence entre la politique de concurrence aux Etats-Unis et en Europe. Nous n’avons pas vraiment été habitués à voir le régulateur américain se positionner sur ces questions et c’est pourquoi certains aux Etats-Unis peuvent percevoir le AICOA comme particulièrement strict. Mais il ne l’est pas plus que le DMA à mon sens. 

En Europe, ce type de régulation ex-ante est assez commun et se fait de façon sectorielle : le digital est aujourd’hui concerné au même titre que ce qui a pu être imaginé dans le passé pour les télécoms ou encore l’énergie par exemple.

Aux Etats-Unis, la théorie de la concurrence est abordée davantage sous l’angle libéral et a longtemps divergé vis-à-vis du modèle social-démocrate européen. Elle se focalisait surtout sur le bien-être du consommateur, moins sur l’impact de certaines pratiques sur les concurrents.

L’extension des missions de la Federal Trade Commission (FTC) semble annoncer une politique antitrust davantage volontariste contre les Gafam… Comment qualifieriez-vous le rôle de cette instance ? Peut-on la comparer avec la Commission européenne ?

Ce qui est intéressant aux États-Unis avec son modèle bicéphale, c’est que le droit de la concurrence est appliqué à la fois par la FTC et le Department of Justice. Ils ont peu ou prou les mêmes pouvoirs et la répartition de leurs attributions reste assez obscure pour un Européen. 

Dans le même temps, un troisième type d’acteurs est monté en puissance récemment : les Etats américains se sont aussi saisis de ces enjeux. Une coalition de 46 États a par exemple demandé au juge fédéral de regarder de plus près les acquisitions faites par les Gafam ces dernières années. 

En Europe, ces positions quasi-militantes se sont aussi fait sentir notamment de la part du couple franco-allemand qui a joué un rôle important dans l’émergence du DMA, à travers l’action des autorités de concurrence nationales qui, sur les 10 dernières années, ont sanctionné certaines pratiques très concrètes des plateformes qu’elles considéraient comme anti-concurrentielles.

EN CHINE, DES GÉANTS PUISSANTS MAIS PAS TROP

Lors de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC) du 17 mai dernier, le vice-premier ministre chinois Liu He a annoncé un assouplissement des mesures antitrust portées contre le secteur numérique du pays. Depuis deux ans, le Parti communiste chinois affiche sa volonté de tenir en laisse ses propres géants technologiques, multipliant des mesures de surveillance et d’intimidation – à l’image de la disparition inédite du multimilliardaire Jack Ma, fondateur d’Alibaba à la fin de l’année 2020. 

Puis, le 13 juillet 2021 à Pékin, 33 entreprises technologiques chinoises comme Alibaba, Tencent, Baidu, ByteDance, Huawei ou encore JD.com, ont été tenues de signer un accord de respect des lois antitrust chinoises, si elles souhaitaient continuer de prospérer sur le marché intérieur. Désormais, l’étau semble se desserrer : Liu He, le bras droit de Xi Jinping, a déclaré que le Parti irait même jusqu’à soutenir l’introduction en Bourse de ses acteurs technologiques en Chine et à l’étranger.

Pour certains analystes, cette situation ne serait que temporaire : cela permettrait à la Chine d’amortir les chocs ressentis depuis les crises sanitaires et assurer une meilleure résilience de son marché face aux sanctions économiques américaines. Pour le Parti, la volonté est clairement affichée de soutenir pleinement ses acteurs technologiques, tout en s’assurant qu’ils ne deviennent pas trop puissants.

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