Propriété intellectuelle : l’IA entre hommage graphique et contrefaçon numérique

 

Depuis l’intégration d’un nouveau générateur d’images dans ChatGPT, la reproduction du style Ghibli est devenue une pratique courante. Si cette esthétique inspirée des films d’animation de Hayao Miyazaki peut paraître séduisante, elle soulève aussi des interrogations juridiques. Où se situe la frontière entre inspiration graphique et violation de la propriété intellectuelle ?

 

Depuis que ChatGPT a remplacé en mars 2025 Dall-E par un nouveau générateur d’images (4o Image Generation), directement intégré à son assistant conversationnel, une tendance s’est rapidement propagée sur les réseaux sociaux : générer une image « à la manière du studio d’animation Ghibli ». Le style Ghibli, forgé par Hayao Miyazaki, est reconnaissable entre tous : des décors très détaillés, une palette de couleurs naturelles et une attention marquée aux gestes du quotidien. Le recours à ce style soulève toutefois des questions éthiques et juridiques : s’agit-il d’un hommage, d’une inspiration ou, à l’inverse, d’une récupération, d’un plagiat, d’une contrefaçon ? « La génération d’images reprenant les éléments caractéristiques d’un style graphique immédiatement reconnaissable – comme celui du studio Ghibli – est susceptible de porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle, notamment à des marques ou à du droit d’auteur.

Il est important que les utilisateurs en aient conscience. En effet, le style visuel d’un studio peut être original, et donc protégeable par le droit d’auteur, s’il porte l’empreinte de la personnalité de son auteur », déclare Vanessa Bouchara, Avocat associé fondateur au sein du cabinet Bouchara Avocats. Ainsi, lorsqu’un studio possède une empreinte particulière, du fait des choix artistiques et singuliers qu’il a réalisés, il est susceptible de bénéficier d’une protection sur son œuvre. « Dans le cas de Ghibli, le style est intimement lié à l’œuvre d’Hayao Miyazaki, figure emblématique du studio. Le fait de permettre une imitation de ce style sans autorisation soulève donc des interrogations juridiques légitimes », complète Vanessa Bouchara.

 

Aucune procédure engagée à ce jour

 

Ces questions juridiques sont-elles du ressort du droit d’auteur ? Oui, si l’œuvre est considérée comme originale. « Si les réalisations d’un studio sont jugées originales – c’est-à-dire qu’elles traduisent des choix créatifs propres -, alors les représentations ou déclinaisons non autorisées qui s’en inspirent fortement pourront être qualifiées de contrefaçon. Le personnage ‘Idéfix’ a ainsi été considéré comme protégeable au titre du droit d’auteur par une décision judiciaire récente, et la société ayant repris ledit personnage a été considérée coupable de contrefaçon », note l’avocate spécialisée en propriété intellectuelle. « Cela peut aussi porter atteinte à des marques si des éléments particuliers sont enregistrés en tant que marque, comme par exemple la mascotte du Studio Ghibli, à savoir le personnage Totoro du film ‘Mon voisin Totoro’ de 1988 ».

Le recours à ces styles sans autorisation peut également constituer des actes de concurrence déloyale, si la confusion est caractérisée, et de concurrence parasitaire, dès lors qu’un acteur cherche à se positionner dans le sillage d’un studio pour profiter indûment de ses investissements et de sa notoriété. Le préjudice subi par le studio concerné pourrait être un préjudice financier et un préjudice moral. À ce jour, aucune procédure n’a été engagée par le Studio Ghibli, ni par aucun autre studio. « Pour l’instant, OpenAI semble avoir adopté une position consistant à ne pas générer d’images dans le style d’un artiste vivant, mais de continuer à permettre la génération dans le style d’un studio collectif. En cas de procès, OpenAI se défendrait certainement en expliquant que l’œuvre des studios ne serait pas originale. Seul un tribunal pourrait alors se prononcer sur l’originalité de l’œuvre et sur la qualification de contrefaçon », analyse Vanessa Bouchara.

 

Une trentaine de procès aux États-Unis liés aux droits d’auteur

 

En revanche, depuis novembre 2022 (date de la sortie de la version grand public de ChatGPT), une trentaine de procès liés aux droits d’auteur et à l’IA ont été intentés aux États-Unis, dont neuf visent spécifiquement OpenAI (parfois avec Microsoft comme codéfendeur). Les plaignants incluent des médias (New York Times, Chicago Tribune, New York Daily News…), des artistes, des auteurs (Paul Tremblay, Sarah Silverman, Michael Chabon…). Ils accusent OpenAI d’avoir utilisé leurs œuvres (articles, livres, œuvres visuelles…) sans autorisation pour entraîner ses modèles d’IA.

Quant à la Recording Industry Association of America (RIAA), elle a déposé plainte pour violation de droits d’auteur contre deux start-ups, Suno et Udio, spécialisées dans la génération de musique par intelligence artificielle. « Ces actions judiciaires, principalement aux États-Unis, illustrent la tension croissante entre la technologie et les droits de propriété intellectuelle. Les procès en cours montrent que les titulaires de droits ne veulent plus rester passifs face à l’appropriation massive de contenus protégés pour l’entraînement ou la génération de contenus via IA. Ces conflits posent des questions sur le droit d’auteur, sur la rémunération équitable des auteurs et les limites du modèle d’absorption généralisée des œuvres pour créer du contenu », commente l’avocate.

 

Un régime européen plus strict

 

Aux États-Unis, pour justifier l’utilisation de contenus protégés lors de l’entraînement de ses modèles, OpenAI justifie l’utilisation d’œuvres protégées pour entraîner ses modèles d’IA en s’appuyant sur la doctrine du « fair use », prévue par l’article 17 U.S.C. § 107 du Code américain. « Ce principe autorise certains usages sans consentement préalable, notamment à des fins éducatives, de recherche ou de critique, en fonction de quatre critères : la finalité de l’usage, la nature de l’œuvre utilisée, l’importance de la partie reproduite, et l’impact sur le marché de l’œuvre d’origine.

OpenAI invoque ce principe dans plusieurs contentieux, notamment dans celui intenté par le New York Times, et défend une interprétation large du fair use pour sécuriser juridiquement ses pratiques d’entraînement », explique Vanessa Bouchara. « Toutefois, au-delà du droit d’auteur, l’imitation du style visuel d’un studio comme Ghibli pourrait aussi tomber sous le coup du Lanham Act (15 U.S.C. § 1051 et suivants), qui protège les marques contre la confusion des consommateurs (false endorsement) et contre l’exploitation non autorisée de leur goodwill (réputation commerciale) », complète-t-elle.

En Europe, le régime est plus strict : la directive DAMUN 2019/790 sur le droit d’auteur autorise certaines fouilles de textes et de données (text and data mining – TDM), mais prévoit un droit d’opposition pour les ayants droit (opt-out). « En France, ce mécanisme est codifié à l’article L.122-5-3 du Code de la propriété intellectuelle. Cela signifie que, sauf opposition explicite, les œuvres accessibles légalement peuvent être utilisées pour entraîner des IA. Toutefois, cette autorisation ne s’étend pas à la reproduction ou la génération d’œuvres similaires, qui demeure soumise au droit d’auteur », conclut l’avocate.