La Cour des comptes démonte l’illusion de souveraineté numérique

 

 

La Cour des comptes étrille la dépendance technologique de l’État français. Hébergements étrangers, gouvernance éclatée, cloud souverain en panne : le rapport alerte sur une perte de contrôle numérique qui mine la crédibilité même de la puissance publique.

 

La souveraineté numérique française ressemble de plus en plus à une illusion sous contrat. Derrière les grands discours sur “l’indépendance technologique”, les serveurs de la République tournent au rythme des clouds américains. Dans son rapport publié le 31 octobre, Les enjeux de souveraineté des systèmes d’information civils de l’État, la Cour des comptes n’y va pas par quatre chemins. La France dépend structurellement de prestataires non européens pour faire fonctionner ses propres services publics. “La plateforme des données de santé, hébergée depuis plus de cinq ans par une entreprise américaine, en illustre les limites”, rappellent les magistrats. Autrement dit : quand il s’agit de protéger les données des citoyens, l’État loue encore la clé du coffre à l’étranger.

 

Un aveuglement stratégique

 

La première alerte du rapport tient dans un constat inquiétant : personne, au sommet de l’administration, ne sait vraiment où sont stockées les données les plus sensibles. L’État n’a pas de cartographie exhaustive de ses informations critiques. Cette absence de vision globale empêche toute hiérarchisation des risques et toute stratégie de défense cohérente. “L’usage de prestataires non européens, au détriment de la souveraineté numérique, reste significatif”, soulignent les rapporteurs. En clair, la France a multiplié les prestataires et les couches de dépendance, sans jamais reprendre la main sur son propre patrimoine numérique.

 

Le nuage souverain qui ne décolle pas

 

Présenté comme la pierre angulaire d’un numérique indépendant, le “cloud de confiance” est devenu l’arbre à promesses d’une forêt toujours importée. Trois ans après son lancement, le bilan est maigre. “L’adoption de l’informatique en nuage souveraine par les administrations reste limitée”, reconnaît la Cour. Les ministères, pris entre contraintes budgétaires et impératifs opérationnels, continuent de privilégier les solutions américaines, jugées plus rapides, plus simples, plus fiables. Pendant ce temps, les clouds publics français restent fragmentés, incapables d’offrir la puissance et la résilience nécessaires à un État moderne. Le résultat est paradoxal : plus on parle de souveraineté, plus la dépendance s’accroît. Quelques réussites percent néanmoins dans ce brouillard : le Réseau interministériel de l’État (RIE) et FranceConnect figurent parmi les rares infrastructures réellement maîtrisées en interne. Des “socles souverains”, souligne la Cour, qui prouvent qu’une autre voie est possible. Mais ces exceptions peinent à compenser l’absence de gouvernance claire et la dispersion des initiatives entre ministères.

 

Souveraineté ou dépendance choisie ?

 

Plutôt que d’un repli autarcique, la Cour des comptes appelle à un “pragmatisme souverain” : accepter une part d’interdépendance tout en sécurisant les briques essentielles. Pour cela, elle préconise un pilotage interministériel renforcé, une commande publique exigeante et une supervision directe par le Premier ministre. L’objectif n’est plus de rêver d’indépendance totale, mais de regagner du contrôle sur les couches critiques — données, identités, infrastructures. Car à force d’externaliser les moyens, c’est la décision publique elle-même qui risque d’être délocalisée. Ce réalisme lucide tranche avec des années d’effets d’annonce. “La souveraineté numérique n’est pas un slogan, mais une politique industrielle et stratégique”, résume un haut fonctionnaire cité dans le rapport. Sans plan de consolidation, les administrations continueront à empiler les solutions étrangères, au détriment de la cohérence et de la sécurité.

 

Le prix de la dépendance

 

Ce que révèle la Cour, c’est moins un manque de moyens qu’un manque de cap. L’État investit, mais sans direction unique. Chaque ministère bâtit son propre château numérique, souvent avec les briques d’autrui. Et lorsque les géants du cloud lèvent les prix ou imposent leurs normes, l’administration n’a d’autre choix que de suivre. Derrière les appels à la souveraineté se cache une réalité crue : la France n’est pas maître de ses outils, encore moins de ses données. La Cour des comptes ne parle pas d’une perte de vitesse, mais d’une perte de maîtrise. Si rien ne change, la France risque de devenir la start-up nation la plus dépendante du monde, brillante en surface, mais branchée en permanence sur les câbles des autres. À ce stade, la souveraineté numérique n’est plus un horizon : c’est une urgence nationale.