Raphaël Suire (enseignant-chercheur) : « L’intelligence d’une ville repose sur celle de ses habitants »

Raphaël Suire, enseignant-chercheur de la Faculté des Sciences économiques de l’université de Rennes 1, spécialisé en économie numérique, revient sur le concept de ville dite intelligente, le rôle des élus et l’impact sur les citoyens.

Raphaël-Suire-article

Raphaël Suire, enseignant-chercheur de la Faculté des Sciences économiques de l’université de Rennes 1

Alliancy, le mag. Quelle est votre définition de la ville dite « intelligente » ? Est-elle uniquement liée à l’évolution de la digitalisation de la société ?

Raphaël Suire. Il y a plusieurs définitions. Et d’abord, celle que tente d’imposer les grandes compagnies informatiques (IBM, Cisco…), très volontaristes sur ce marché. Leur angle est celui de l’optimisation des flux d’informations et des réseaux (énergie, transport…). La ville est alors une ville des réseaux intelligents et de l’information temps réel sur son fonctionnement. D’une certaine manière, c’est une tendance qui s’inscrit dans la numérisation croissante des objets et des services. L’acceptabilité citoyenne est en revanche variable. Elle peut être très passive à très contestataire lorsque les données personnelles d’usage sont en question.

Il y a également la ville intelligente des données et des senseurs (capteurs). Deux mouvements se conjuguent pour considérer que l’intelligence d’une ville repose sur celle de ses habitants. D’abord, l’ouverture des données publiques (open data) offre l’opportunité aux citoyens de co-concevoir et de fabriquer les services et les systèmes d’informations dont ils pourraient avoir besoin. Cette libéralisation des données publiques peut s’hybrider avec des données privées et créer aussi une valeur tout à fait nouvelle pour les citoyens. Mais on oublie parfois qu’il faut former les usagers à l’utilisation de ces données. Souvent, seule une petite minorité en est capable d’exploiter le potentiel.

Le rôle des élus locaux dans l’élaboration de la ville intelligente se limite-t-il à libérer les données publiques ? Sous quelle forme s’intègre l’innovation dans ces projets ?

Les élus et les décideurs publics s’impliquent bien sûr fortement dans la réalisation des villes intelligentes dans une logique transversale qui en balaye tous ses aspects (optimisation des flux et des réseaux, Open Data, innovation…). La ville intelligente leur sert par ailleurs d’outil de marketing territorial important dans un contexte où les centres urbains sont en compétition pour attirer et retenir les talents et les idées par nature très mobiles. Leurs ambitions sont donc plutôt fortes, mais les moyens humains et financiers ne sont pas toujours à la hauteur…

C’est parfois sous l’impulsion des politiques publiques locales que l’innovation et la dynamique autour des start-up sont parties intégrantes de la ville intelligente. Ce n’est pas forcément l’innovation marchande. L’innovation est ici considérée sous toutes ses formes (sociale, technologique…). Il s’agit d’offrir des lieux spécifiques, espaces de coworking, accélérateurs de start-up, incubateurs…dans l’idée de croiser les compétences des uns et des autres afin de faire émerger de nouveaux projets. Parfois, bien plus de lieux que de bonnes idées se réalisent…

Est-ce grâce à une réelle volonté politique que les villes canadiennes ont la réputation d’être en pointe dans le domaine ?

Assurément. J’en veux pour preuve le bureau de la ville intelligente que le maire de Montréal Denis Coderre a souhaité mettre en place dès son élection. Ce bureau incarne la transversalité des projets de smart city que je viens d’évoquer et c’est une bonne chose. S’il y a beaucoup d’annonces, il faut toutefois en attendre les résultats. Mais on s’oriente dans la bonne direction. L’initiative de l’automne « je vois Montréal » est un bel exemple de crowdsourcing citoyens et des acteurs de la ville. Elle s’inscrit  bien dans la définition d’une ville intelligente de l’innovation et des start-up. Montréal a également créé son quartier de l’Innovation. Mais ce sont cependant des programmes assez classiques au regard de ce que font d’autres villes dans le monde.

La ville de Québec est également en pointe sur la question de la ville intelligente. Elle apparait dans les classements internationaux et en particulier ceux qu’IBM met en place. Sa stratégie s’ancre davantage dans la logique des géants de l’IT en la matière tout en s’appuyant sur un socle de ressources disponibles (nombre d’emplois dans l’économie de la connaissance, système universitaire, tissus industriel, clusters…).

Vancouver  se positionne aussi dans l’optimisation de ses flux et de ses réseaux. Les promesses sont nombreuses : favoriser l’innovation autour d’un nouveau quartier dédié à l’innovation sociale (312 main street), mettre en place un laboratoire vivant (living lab) pour exposer ce que le territoire fait de mieux en matière de technologies, développer l’accès aux infrastructures numériques…Comme Montréal, Vancouver souhaite couvrir presque tous les domaines de la ville intelligente, à l’exception notable de l’Open data.

Autour de son projet de revitalisation urbaine du Water Front, Toronto a de son côté délégué à IBM la mise en place d’une plateforme Cloud centralisant l’information produite par ce quartier hybride où vont se mêler résidences, activités tertiaires et loisirs. En cela, cette stratégie fait penser à la volonté de la Corée du Sud au début des années 2000 de faire de ses villes des « Digital Cities ».
Des villes québécoises de moindre envergure comme Laval ou Sherbrooke ont aussi de belles ambitions en matière de ville intelligente. C’est donc tout le Canada qui se met en ordre de marche.

Que vous inspire ce « fourre-tout technologique » qui caractérise la ville intelligente ? Fait-il vraiment partie de l’aménagement urbain ? A quels coûts se montent les projets ?

Tout dépend de qui « pilote » le projet et s’il est intégré à une vision transversale des services de la municipalité. Il faut souvent un monsieur ou une madame « ville intelligente » ou encore « stratégie numérique » pour réellement traverser tous les silos qui caractérisent souvent les fonctions et la gestion des villes.

Des promoteurs privés peuvent être en charge de l’aménagement résidentiel pour créer des quartiers de l’innovation par exemple. Mais souvent les loyers sont bien trop élevés pour loger ceux qui sont « supposés » être les acteurs innovants d’un quartier. Le coût peut ici s’avérer élevé. Les retours sur investissement sont quant à eux très difficiles à estimer. La réussite de ce type de quartier repose en partie sur une alchimie de rencontres spontanées ou provoquées, et peut prendre du temps. Sans compter que le hasard décide souvent. Les retombées à court terme sont souvent incertaines, celles de long terme tout autant si une véritable fonction d’animation et de pilotage n’est pas mise en place.

Va-t-on vers des villes et des citoyens totalement connectés ? Quels en seraient les avantages et les inconvénients ?

Ce sera de plus en plus en le cas. Aujourd’hui, la connexion se fait par les objets que nous portons et les données sont souvent collectées par des opérateurs privés. Demain, la ville récupèrera également les informations d’usage. Elle le fait déjà par l’intermédiaire de carte sans contact NFC par exemple. C’est clairement au bénéfice de l’usager qui se voit proposer des services en phase avec ses réels besoins et préférences. Quant à savoir si les données ainsi collectées seront réutilisées et accessibles aux citoyens connectés…c’est une question importante qui reste ouverte. En attendant, les villes anticipées par les grands auteurs de science-fiction ou de la littérature cyber-punk sont en partie en train de prendre forme.

A lire également : 

Les villes branchées du Canada

Notre dossier sur la ville intelligente