Bertrand Diard (TECH in France) : « Il faut que l’on reconstruise tout notre écosystème de financement »

Courant juin, Bertrand Diard, CEO d’Influans et co-fondateur de Talend, a été élu à la tête de TECH in France, pour un mandat de deux ans. En parallèle, Godefroy de Bentzmann, co-PDG de l’ESN Devoteam, a pris de son côté la présidence du Syntec Numérique, pour un mandat de trois ans. A chacun, pour qui c’est une première en termes d’engagement, nous avons demandé leurs projets en cette rentrée.

Bertrand Diard, président de TECH in France

Bertrand Diard, président de TECH in France (DR)

Alliancy, le mag. Vous arrivez à la tête de TECH in France. C’est une première dans votre parcours. Pourquoi cet engagement ?

Bertrand Diard. C’était le bon moment, particulièrement du fait de ces échéances assez fortes. L’une des grandes missions de TECH in France est vraiment opérationnelle, c’est-à-dire supporter l’écosystème de nos adhérents dans leurs opérations (des plus simples aux plus complexes) de façon très pragmatique et avec une équipe de permanents. L’autre mission, plus institutionnelle, me concerne davantage en tant que président.

L’échéance de la Présidentielle est évidemment un élément important, car c’est le moment pour pouvoir peser dans le panorama futur de la France. Je suis frustré qu’aujourd’hui très peu de nos politiciens soient initiés au monde de la technologie, de l’innovation, de l’édition de logiciels et de l’internet… alors que ma conviction profonde, c’est que c’est l’un des piliers de la transformation de la France de demain.

Quelles sont vos priorités en cette rentrée ?

Bertrand Diard. Fin septembre, nous allons ouvrir une plateforme dans laquelle nous allons émettre une dizaine d’axes stratégiques pour le développement de l’écosystème et on va le partager avec tous les candidats à la Présidentielle. Contrairement à ce que l’on a pu faire par le passé, où nous étions plutôt dans un rôle consultatif du fait de notre expertise, cette fois nous allons nous mettre dans une position où l’on va expliquer les enjeux d’une façon générique et dénoncer les politiques qui n’ont pas compris que ces enjeux étaient critiques. On est assez pragmatique dans ce domaine, mais on attend du concret.

La formation par exemple est un énorme enjeu. Face au développement très fort du numérique, on voit que l’on ne suit pas pour former la masse d’ingénieurs dont le secteur aura besoin et l’on voit aussi que des cursus dérivatifs, qui font appel à la créativité, se mettent en place. Je pense par exemple à l’Ecole 42, mais pas seulement.

On se pose la question par exemple d’initier des vocations beaucoup plus tôt dans le cycle d’enseignement. Au collège, les élèves peuvent choisir l’option latin, pourquoi pas l’option « Coding »… C’est ce type d’initiatives que l’on va prendre. Dans le cadre de la reconversion également menée par Pôle Emploi, on pense qu’il faut proposer des formations qui amènent à de vrais débouchés…  Pourquoi ne développe-t-on pas davantage les métiers de la technologie ?

D’autres sujets ?

Bertrand Diard. Ce sont les modèles de financement de la technologie, qui sont fondamentalement différents de ce que l’on a connu dans l’industrie traditionnelle… Il faut que l’on reconstruise tout notre écosystème de financement pour pouvoir subvenir aux besoins et supporter ces sociétés technologiques à différents niveaux… On a eu quelques initiatives qui ont été bonnes, comme le développement des business angels, mais on est très loin de ce qu’il faudrait faire.  

Juste pour vous donner quelques chiffres : l’investissement en capital-risque en France représente 0,03 % du PIB, il est de 0,4 % en Israël (reconnu comme « Start-up Nation ») et de 0,3 % aux Etats-Unis, soit dix fois plus… Il n’y pas de secret : soit on arrive à drastiquement à renverser cette tendance, soit on restera au niveau actuel.

En parallèle, nous sommes l’un des pays où l’on épargne le plus au monde. C’est très positif, mais on flèche mal cette épargne selon notre perspective. A la fois, cette assurance-vie ne rapporte rien aux épargnants et, étant majoritairement investie dans la monnaie, elle n’est absolument pas contributive à l’économie. Quand vous investissez dans une société de technologie, c’est 80 % qui vont dans l’économie réelle, les emplois… On ne peut plus ignorer qu’il faut reconsidérer d’incentiver le fléchage de l’assurance-vie vers des supports qui vont être contributifs à l’économie, dont le capital-risque.

Pensez-vous que la prise de conscience des politiques est bien là désormais sur l’importance du numérique pour l’économie de notre pays ?

Bertrand Diard.Ils ne sont pas en retard, ils ne sont nulle part ! En 2012,  pas un seul candidat à la présidentielle n’avait un volet numérique dans son programme… C’était juste inadmissible en 2012 et pour moi, ça devient inacceptable aujourd’hui. Pour autant, il n’y a pas de freins volontaires, mais plutôt une ignorance sur les enjeux, les impacts et la façon dont on va pouvoir accompagner cette transformation qui, bien sûr, comporte à la fois des opportunités et des risques.

Le fait que le numérique soit dans une logique plus ouverte, davantage de transparence, le pouvoir à la foule, est-ce que cela peut être un frein ?

Bertrand Diard. La politique aussi vit sa transformation. C’est d’abord une méconnaissance de la criticité du pouvoir de cette transformation. Ce serait dans tous les cas un mauvais pari que d’essayer de freiner cette transformation car ce ne sont pas les institutions qui définissent le cadre des usages et des marchés, elles sont là pour les encadrer à juste titre mais elles ne doivent surtout pas freiner le développement de l’innovation. Aujourd’hui, par exemple, l’enjeu n’est pas de combattre Uber, mais d’accompagner la transformation du modèle et son déploiement. Je reconnais que ce sont de gros changements, pas si faciles, mais il faut l’accepter et être en avance de phase plutôt qu’en réaction.

Tout ceci montre bien que le sujet de l’innovation doit devenir un sujet de premier rang. Que ce soit Axelle Lemaire ou Fleur Pellerin auparavant, c’est un poste rattaché au ministère de l’Economie, alors qu’on a un ministre des Transports… Demain, il faut que l’on ait un ministère de premier rang de la Technologie, avec un ministre de plein droit qui parlera à ses pairs à niveau égal. Le numérique a besoin dans les enjeux qui vont être les siens d’accompagner la transformation (en termes de formation par exemple). Si on n’a pas un ministre de premier rang assis à côté du ministre de l’Education autour de la table, on se retrouvera à ne pas pouvoir mener les bonnes actions pour développer notre écosystème. C’est ce que l’on va préconiser en tête de pont avec TECH in France.

Quelles sont les principales forces et faiblesses de la France dans ce domaine ?

Bertrand Diard. Il ne faut surtout pas faire table rase des bonnes initiatives passées (French Tech, Cice, CIR…), pour en créer de nouvelles. Mais ces avancées, bien réelles, sont infimes par rapport au chemin qu’il reste à parcourir. Il faut impérativement prendre des actions drastiques. On ne peut plus saupoudrer par ci par là. Ce n’est pas qu’il soit mauvais, mais largement insuffisant. Il ne faut plus s’en contenter.

Dans une note récente*, Jean Tirole, le prix Nobel d’économie, regrette le poids trop important de la puissance publique et une fiscalité trop lourde qui découragerait les initiatives en France. Etes-vous de cet avis ?

Bertrand Diard. On ne peut pas reprocher à Bpifrance d’avoir voulu accélérer et participer au mouvement de transformation de cet écosystème de la finance. Et particulièrement vis-à-vis des fonds d’investissement. A la limite on ne leur donne pas assez de moyens…

Quoi qu’il en soit, le financement de la technologie ne peut pas capitaliser que sur l’action de Bpifrance, qui ne sera jamais suffisante. Il faut se demander comment on attire des investisseurs internationaux, comment on redirige cette assurance-vie vers les capitaux-risqueurs, comment on enlève les contraintes aux assureurs pour qu’ils puissent investir plus de fonds propres… 

Malgré son succès et la reconnaissance internationale de Bertin Nahum, l’exemple de MedTech [cédée récemment à l’américain Zimmer pour 164 millions d’euros] illustre-t-il l’incapacité française à générer des licornes ?

Bertrand Diard. Les entrepreneurs ne sont pas là pour définir un cadre de jeu ou la façon de développer l’écosystème… Nous sommes là pour développer sa boîte dans le cadre de jeu qui existe. Bertin Nahum est un bon exemple. Il a monté sa boîte, créer de nombreuses innovations, il a une vision… A un moment, son cadre de jeu ne lui a pas donné les moyens de trouver le bon financement, ou assez de financements pour continuer son histoire tout seul… Il a pris la bonne décision d’un entrepreneur et la meilleure décision pour son entreprise et qu’elle puisse continuer à s’épanouir dans le meilleur cadre de jeu existant, américain dans son cas.

Aujourd’hui, si on parle de Talend, il n’y a pas de marché public qui soit initié à la technologie en Europe. Nous sommes allés chercher le marché qui correspond le mieux à ce que l’on est… En tant que société française, on va continuer à développer l’emploi en France. Mais pour le bien de l’entreprise, on a fait un choix pragmatique. Auparavant, on avait levé des fonds en France, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis…

Il ne faut pas avoir peur de cela, car à vouloir être trop franco-français, on est trop protectionniste, et la technologie ne s’adapte pas du tout au protectionnisme local, dans le sens où ma première préconisation est qu’une entreprise de technologie est d’entrée de jeu internationale. Avec des collaborateurs de toutes nationalités. Il faut juste savoir quel fondamental on garde sur son territoire national. On peut capitaliser sur la R&D où nous sommes reconnus, et comme on est moins bon en marketing, allons là où ils sont bons et ça servira tout le monde.  Pour autant, comme je le disais précédemment, l’écosystème de financement a besoin, dramatiquement et drastiquement, de se renforcer pour pouvoir s’adapter aux besoins des sociétés de l’innovation et de la technologie.

Pour peser dans le débat, les différentes associations françaises, représentatives des acteurs du numérique, doivent-elles mieux collaborer ensemble ?

Bertrand Diard. Nous travaillons avec d’autres organismes (Syntec Numérique, France Digitale…) pour fédérer notre perspective et être plus puissant derrière une voix consolidée. Nous souhaitons être plus visibles des institutionnels. Nous sommes en train de nous caler sur un certain nombre de sujets pour savoir qui portera la voix sur tel ou tel thème.

* Note publiée par le Conseil d’analyse économique (CAE) et intitulée « Renforcer le dynamisme du capital-risque français » .

L’association TECH in France a été créée en 2005 pour représenter les éditeurs de logiciels et de solutions Internet intervenant dans l’Hexagone. L’organisation (ex-Afdel jusqu’en février 2016) réunit 400 éditeurs de logiciels, totalisant un chiffre d’affaires de 8 milliards d’euros.

 

Jamal Labed, EasyVista

Jamal Labed, co-fondateur et directeur général des opérations de l’éditeur de logiciel EasyVista

L’ex-Afdel, désormais TECH IN France, a vu mi-juin Jamal Labed, son président depuis juin 2012, céder sa place à Bertrand Diard, l’un des fondateurs de Talend et cofondateur et CEO d’Influans.

Sous son mandat, de la défense des intérêts des éditeurs, TECH IN France était passé sur de nouveaux fronts comme la promotion de start-up et PME françaises, la neutralité du Net… Jamal Labed conserve néanmoins sa place de président du conseil d’administration de l’association.