Quelles priorités pour le Comité stratégique de filière « Numérique de confiance » ?

 

Michel Paulin, président du Comité stratégique de filière (CSF) dédié aux « Logiciels et solutions numériques de confiance » revient sur la séquence qui a abouti à la création officielle du comité le 22 avril, trois ans après les premières ambitions. Il en profite pour appeler l’écosystème à passer à l’action en fléchant une partie de ses commandes vers des acteurs européens.

 

Quelles ont été les réactions après l’officialisation du CSF « Numérique de confiance », le 22 avril ?

 

Principalement une double satisfaction. La décision officielle de mettre en place cette filière date de septembre 2022 ; il y avait donc une forme de lassitude de la part des acteurs de l’écosystème par rapport au temps écoulé. D’autant que le lancement a été plusieurs fois repoussé. Aujourd’hui, enfin ! Ce qui avait été acté est officialisé, donc c’est une première satisfaction qui a pu être exprimée. Ensuite, beaucoup ont fait part d’une autre satisfaction à entendre les discours des trois ministres présents : ils étaient d’une intensité nouvelle dans les termes et dans l’intention. Les mots utilisés ont été forts et avisés : le numérique est essentiel pour l’économie et pour la vie quotidienne, et à ce titre parler « d’hégémonie » et de « prédation » de certains acteurs n’est pas de trop quand on évoque les questions de dépendances et de confiance. La situation a été décrite comme inquiétante, à raison. Quand on voit les rapports de force de plus en plus prononcés entre nos entreprises et certains acteurs technologiques, on ne peut que se poser des questions. C’est d’ailleurs toute l’économie qui se retrouve affectée par ces chocs, comme on a pu le voir récemment avec le cas VMware-Broadcom.

 

Trois ans entre les premières références à ce CSF et son lancement, c’est long… Comment s’assurer de la pérennité de cette initiative et de son impact ?

 

L’attente est effectivement forte, car le diagnostic a été fait depuis longtemps. Les intentions sont dorénavant partagées et bien mieux revendiquées. Mais il ne faut pas qu’elles dépendent des aléas d’un gouvernement ou de l’Assemblée nationale. Nous devons être capables de dépasser les calendriers électoraux en créant une forme d’unanimité pour que la force d’une approche à long terme ne soit pas remise en question. Maintenant que l’officialisation a eu lieu, il faut que l’on puisse travailler sans avoir à tout réinitialiser à la prochaine échéance des législatives ou de la présidentielle. Dépassons les considérations politiciennes pour pouvoir agir sur le moyen et le long terme.

 

Quel timing d’action imaginez-vous, justement ?

 

Il faut être transparent : ces sujets ne se régleront pas en deux mois, ce serait illusoire de le penser. Si l’on regarde tous les pays qui ont construit des écosystèmes puissants, comme Taïwan sur les microprocesseurs, Israël en cybersécurité, ou encore la Corée du Sud, la Chine et les États-Unis… Tous ont mené des transformations ambitieuses en agissant sur le long terme. La bonne nouvelle, cependant, c’est qu’il est également possible d’agir dès aujourd’hui. Beaucoup de cartes sont dans les mains des entreprises et des administrations.

 

Lesquelles ?

 

Commençons par flécher immédiatement 5 % de la commande cloud vers des offres européennes. L’étude récemment publiée par le Cigref avec le cabinet Astérès donne des ordres de grandeur intéressants sur l’impact économique de la dépendance technologique. Elle met en avant que 83 % du total des dépenses liées aux logiciels et services cloud en Europe est passé auprès d’entreprises américaines, ce qui représente un volume de 265 milliards d’euros. Dans ce cadre, 5 % ce n’est pas beaucoup et pourtant l’impact serait de l’ordre de 25 milliards d’euros pour notre écosystème européen. Cela reviendrait à 5 milliards d’euros pour la France, qui représente 20 % de l’activité du secteur, vu les parts de marché de nos acteurs. Soit 20 % de croissance pour la filière ! Si chaque entreprise prenait l’engagement de rediriger 5 % de sa commande vers de la cybersécurité française, de la gestion documentaire française, vers du cloud français… au niveau de tous les outils qu’elle peut être amenée à utiliser, l’impact pourrait vite devenir très important. C’est pourquoi une entreprise qui investit 10 millions d’euros dans le cloud en 2025 devrait s’engager à diriger 500 000 euros vers des acteurs français.

 

Serait-ce suffisant ?

 

Non, mais c’est un bon début. Le deuxième sujet que nous devons traiter au plus vite, c’est l’accès à plus de capacité de financement européen propre. Il faut donner la possibilité à nos entreprises d’accéder à des centaines de millions d’euros sans avoir à dépendre des financements hors-Europe, notamment américains. J’ai lancé, il y a quelque temps, un pavé dans la mare en disant que les fonds de pension doivent nous aider à gagner notre souveraineté. Le programme France 2030 et le travail de la BPI sont évidemment très importants, mais nous devons aussi avoir la capacité de faire pivoter l’épargne française vers ces enjeux de long terme… Le rapport Draghi explique très bien ce besoin financier de moyen et long terme. Le quantique est un très bon exemple : on se félicite à raison de la levée de fonds de 100 millions d’euros de l’entreprise française Alice & Bob. Mais l’an passé, leurs concurrents américains levaient déjà le triple et en 2025, ils seront sur un niveau approchant 600 millions. Le risque évident, c’est le rachat de nos innovations outre-Atlantique.

 

Il faudrait donc concentrer les financements sur des sujets comme le quantique ?

 

Il faut une dualité entre une vision de long terme et les mesures à implémenter dans l’urgence. À très court terme, on ne peut évidemment pas reprendre la main sur la totalité du « stack technologique ». En revanche, il y a des points d’avenir, quantique, cloud et IA, sur lesquels il y a urgence. Il faut accélérer la recherche et le financement, d’autant que nous avons des lignes de force d’excellence sur ces sujets dans notre pays. Nous avons donc la capacité d’aller fort et vite. Sur d’autres sujets, comme les operating systems par exemple, on sait bien que cela sera beaucoup plus long et difficile et qu’il faudra orienter progressivement les politiques d’achats, notamment en s’appuyant sur les capacités offertes par l’open source.

 

Comment résumeriez-vous l’action immédiate à mener pour l’État ?

 

Commençons par implémenter les recommandations du rapport Draghi à notre niveau ! C’est toute la filière qui doit s’engager en ce sens. En contrepartie, on demande à l’État et aux grandes entreprises utilisatrices de jouer leur rôle : faire respecter les réglementations qui existent déjà et orienter la commande avec cohérence. Par exemple, on ne peut pas avoir d’un côté la Dinum (Direction interministérielle du numérique, NDLR) qui met l’accent sur la stratégie « Cloud au centre », sur l’open source, sur des appels à manifestation d’intérêt (AMI) pour aider les entreprises françaises… et au moment de l’appel d’offres en lui-même, cela ne donne aucun résultat pour ces entreprises. Il faut leur donner leur chance et avoir plus de rigueur dans l’application des doctrines. Évitons de faire des exceptions en permanence.

 

Quel est le plus grand défi immédiat du CSF ?

 

Je pense que c’est d’affronter une forme de paresse intellectuelle chez les décideurs qui orientent la commande, publique ou privée. Paresse intellectuelle autour du concept qui voudrait qu’il n’y ait pas d’alternatives. Pourtant, nos innovations se font racheter quand on attend trop, c’est bien la preuve qu’il y a des alternatives ! Des lobbys très puissants insistent en boucle sur ce manque d’alternative… Les « monopoles de fait » ont créé une sorte de mythologie autour du sujet. Or, les domaines où il n’y a vraiment pas d’alternatives en France ou en Europe sont factuellement très rares. Cet argument est surtout un bon moyen pour éviter de mettre sur le devant de la scène le coût de la dépendance technologique. Au-delà du prix affiché par une solution, la verticalisation et l’horizontalisation des offres sous forme de « suite » des grands acteurs dominants amènent des coûts et des contraintes très importantes. Sans réversibilité, sans interopérabilité… c’est le vendor lock-in assuré. Même les autorités américaines le disent aujourd’hui.

 

Comment le CSF entend-il travailler avec le reste de l’écosystème ?

 

On ne peut pas se passer du travail collectif. À commencer par la coopération avec les autres Comités stratégiques de filières (il y en a 20 au total, NDLR). Par exemple, avec Marc Darmon, qui pilote le CSF dédié à l’industrie de sécurité, qui embarque la cybersécurité, nous avons d’ores et déjà convenu qu’il fallait travailler de concert. De même pour le CSF « Industrie électronique » ou celui sur les infrastructures du numérique, qui couvre les télécommunications. On pense qu’il faut regarder l’ensemble du stack, software comme hardware, en cohérence. Et ce travail collectif doit également s’étendre au-delà des CSF, avec des syndicats professionnels comme Numeum, des associations comme le Cigref… Un des cosignataires du CSF est la CGE-CGC : c’est important d’avoir cet engagement syndical. De même, nous croyons beaucoup au projet « d’Équipe de France du numérique » porté par Numeum. Aucun acteur n’est suffisamment puissant seul pour peser face aux monstres américains.

 

Quel appel à l’action feriez-vous vis-à-vis des entreprises utilisatrices et des acteurs de l’offre numérique ?

 

Il faut oser, tester. Nous allons investir en tant que filière pour faire un marketing plus efficace afin de mieux toucher les utilisateurs. Du Cigref à l’UGAP, nous devons travailler pour montrer que les croissances dynamiques à deux chiffres peuvent créer des champions, à partir du moment où il y a un peu de confiance pour passer des commandes. C’est le sens également du catalogue et annuaire de solutions que nous allons éditer. À la rentrée, nous organiserons en complément du « matchmaking » pour démontrer l’existence des alternatives dont les utilisateurs ont besoin. Et en parallèle : nous avons relancé les cinq groupes de travail prévus dans le cadre du CSF : tous ont des livrables qui vont arriver dans les prochains mois. Je pense que celui du groupe « Commande Publique » pourra en particulier avoir un effet de levier immédiat.