Air Liquide veut capitaliser sur sa maturité data pour ne pas rater le virage IA

Baladji Soussilane, vice-président Digital and IT Group de l’industriel Air Liquide partage ses priorités pour l’année 2024 et la philosophie avec laquelle il aborde les enjeux d’intelligence artificielle. Il revient également sur les autres évolutions majeures qu’il voit pour les CIO dans les années à venir.

Sur quels sujets le numérique permet-il le plus d’innover pour un industriel comme Air Liquide ?

Air Liquide est un leader de la production de gaz et de services associés pour l’industrie et la santé, et le rôle de « Digital & IT » est clé. L’IT est devenu central sur toute la chaîne de valeur, de l’approvisionnement en énergie de nos propres unités de production, à l’usage de produits et services, tout en générant des efficacités et de la valeur ajoutée. Le numérique est un levier majeur, notamment à travers l’analyse des données, que ce soit pour produire les molécules, les stocker, les distribuer, anticiper les commandes de nos clients, ou encore réduire notre consommation énergétique et plus généralement notre intensité carbone.

Nous récoltons de la donnée partout car nous avons installé des capteurs sur nos équipements et usines, y compris en partenariat avec nos clients pour pouvoir ajuster directement notre production et la distribution de nos molécules. Nous sommes dans une ère où nos usines sont toutes pilotées en central, avec beaucoup moins d’interventions manuelles nécessaires sur les sites eux-mêmes. Cela prévient également les risques d’accident. Nous cherchons clairement à nous différencier avec le numérique à tous les niveaux.

Est-ce les fondamentaux sur la data sont présents pour vous permettre de profiter au maximum des transformations IA en cours ?

Je considère que nous sommes plutôt bien positionnés en termes de maturité, même si l’on peut toujours optimiser. Nous avons en effet commencé en 2018 à définir notre « core platform data ». Et nous avons depuis accéléré, avec notamment un programme de formation de 300 data scientists au sein des métiers. Nous avons un haut degré d’exigence sur les fondamentaux data, et nous avons décidé d’investir nous-mêmes fortement pour maîtriser notre plateforme data, même si celle-ci s’appuie sur différentes briques disponibles sur le marché. Nous ne voulons pas être dépendant d’une plateforme-type particulière. Nous avons ensuite formé des équipes mixtes Digital et IT-métier, qui travaillent sur les usages directement sur le terrain. Trois digital factory réparties dans le monde sont en prise directe avec les métiers, les data analysts des métiers et les équipes Digital et IT. Les cas d’usage remontés sont ensuite priorisés à travers la vision globale de notre gouvernance centrale.

Quelles sont vos priorités sur l’IA en 2024 en tant que CIO ?

On ne doit pas rater le virage de l’IA, c’est effectivement clé. C’est l’organisation que je viens de décrire qui permet de se dire que l’IA générative va pouvoir vraiment libérer le potentiel des efforts engagés depuis 2018. Mais à vrai dire, l’intelligence artificielle autre que générative est un axe tout aussi majeur pour Air Liquide, l’accélération sur l’IA gen n’est qu’un aspect parmi d’autres. Vu à quel point l’écosystème évolue, la question que je me pose en permanence est : comment avoir le bon « time to market » ? Autrement dit, comment on accélère, quitte à être plus frugal en faisant des choix et des tests ciblés… Pour y parvenir, nous devons tirer à la fois parti de nos compétences internes, de nos partenariats avec des start-up et d’autres avec des partenaires académiques de premier plan. Nous devons sortir de la réflexion binaire en « make or buy », pour passer à une approche collaborative ouverte qui inclut de nouveaux partenariats.

Qu’est-ce qui vous permet d’arbitrer entre les trois possibilités ?

Nous faisons face à trois grandes catégories de sujets IA. D’abord, tout ce qui relève de la commodité, avec l’IA qui va arriver naturellement dans les logiciels déjà existants. Les éditeurs la poussent de partout en SaaS. Nous n’avons pas intérêt à chercher à dépasser ou reconstruire ce qu’ils vont produire. Il vaut mieux travailler sur la bonne adoption de ces solutions et l’acceptation du changement qu’elles impliquent pour les utilisateurs. C’est le cas du « buy ».

Ensuite, il y a les solutions qui améliorent les processus et donc les coûts de production, par l’efficience. Celles-ci, on se doit de les maîtriser, de les faire nous-mêmes : car personne n’aura jamais une connaissance aussi fine et utile de nos processus. Sur ce point, je pense que les gains vont s’appréhender sur un temps plus long. Mieux vaut ne pas se précipiter et que l’entreprise travaille vraiment les fondamentaux, car il s’agit moins d’un sujet technique, que d’une réflexion sur nos processus, incluant l’usage l’IA. On est alors clairement sur le « make ».

Enfin, il existe quelques « golden use cases » sur lesquels, nous devons montrer que nous pouvons être très innovants. Ils vont générer de nouveaux services à monétiser, voire complètement changer nos façons de produire. C’est sur cette troisième catégorie que les partenariats prennent tout leur sens. Nous ne voulons pas, et nous ne pouvons pas, attendre le marché sur ces points, sous prétexte d’espérer du clé en main. Je parle là d’axes de différenciation, sur lesquels nous avons besoin d’aller vite en bénéficiant d’expertises de tiers, mais également de préserver notre propriété intellectuelle.

À quel point votre stratégie sur l’intelligence artificielle est-elle l’occasion de repenser vos interactions avec les métiers ?

Toutes les directions des systèmes d’information se rêvent comme des business partners, mais la réalité est parfois différente. C’est à chacun au sein de la DSI, à tous les niveaux, de travailler à ce que la DSI soit reconnue comme un partenaire. À chaque nouvelle évolution technologique, la question se pose à nouveau.  Ce qui change le plus fondamentalement peut-être, et l’IA générative en est une bonne illustration, c’est que les comités exécutifs interrogent de plus en plus la technologie. Cela met le Digital et l’IT sous le feu des projecteurs : on attend de nous plus de précisions sur des sujets de technologie ou d’infrastructures qui peuvent être clés ou critiques pour le business et l’entreprise. Cela ne suffit cependant pas à changer mécaniquement la relation avec les métiers.

Qu’anticipez-vous comme évolutions majeures pour les CIO à l’avenir ?

Je suis convaincu que les CIOs et leurs équipes vont contribuer de plus en plus à apporter de la valeur en cultivant La proximité métiers, le CIO va de plus en plus être identifié comme apporteur de valeur. En continuant à nous ouvrir, à développer des partenariats originaux, nous avançons sur ce chemin. En parallèle, les CIO vont à l’avenir, je pense, être toujours plus confrontés aux effets géopolitiques. Il ne faut donc pas s’appuyer seulement sur les grands acteurs rassurants du marché : il y a des forces vives partout, y compris en Europe qu’il faut aller chercher. Ne mettons pas tous nos œufs dans le même panier, quels que soient les sujets. Trouvons aussi des partenaires français et européens avec des approches novatrices. Je suis à ce titre fier et heureux de voir que nous avons en France des acteurs à l’image de Mistral AI, capables de tenir la route et d’intéresser des mastodontes américains. Ce sont aussi ces acteurs qui vont faire bouger les lignes dans nos organisations sur l’innovation, avec des solutions plus frugales, plus ouvertes. Nous devons faire l’effort de regarder avec attention ces sociétés différentes.

Est-ce que c’est aussi ce qui aidera une entreprise comme la vôtre à mieux recruter des talents IT ?

Tous les CIO savent bien que la guerre des talents est intense. Sur la cybersécurité ou l’IA, la complexité est au rendez-vous et on a besoin d’expertises poussées, qui ne sont pas faciles à trouver. Alors oui, sourcer les meilleurs talents et les garder est un défi de premier plan. Mais concernant Air Liquide : qu’est-ce qu’il peut y avoir de plus génial que de travailler dans une entreprise qui veut décarboner la planète et réduire l’impact global de nos activités ? C’est une vision positive de long terme, qui est au croisement de technologies de pointe et d’infrastructures, d’usines, qui seront encore là pour faire la différence dans 30 ou 40 ans. C’est un beau projet pour un jeune talent du numérique. Et j’ajouterai que notre taux de rétention est très bon, ce n’est pas un secret. Je pense que c’est bien la preuve qu’il fait bon vivre chez Air Liquide.