Les professionnels des achats ont des moyens à leur disposition pour conforter la souveraineté digitale des structures publiques ou privées où ils opèrent. Mais leur périmètre de jeu est corseté et soumis à un principe de réalité, à la fois technologique, économique et politique.
Les acheteurs sont des acteurs essentiels de la souveraineté numérique, « car ce sont eux qui traduisent les orientations stratégiques dans ce domaine via leurs actes d’achat quotidiens », déclare Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats (CNA) et chief procurement officer du groupe Eiffage. Mais leur mission s’intègre dans une chaîne collective de décisions impliquant les directions générales, les départements techniques et IT notamment.
« La souveraineté en achats, c’est d’abord avoir la capacité de sécuriser les approvisionnements dans la durée. Cela suppose donc de faire des choix, en ciblant certains domaines critiques (défense, santé, énergie, numérique) », insiste Olivier Wajnsztok, directeur associé au sein du cabinet AgileBuyer, Conseil et Ressources Achat. Si l’on prend le cas de la défense et des armées, la souveraineté est fortement intégrée, grâce à des budgets conséquents et à un régime juridique dérogatoire qui permet de privilégier les fournisseurs nationaux. D’ailleurs, la souveraineté ne se limite pas à l’acte d’achat initial, mais implique aussi un maintien en conditions opérationnelles sur le long terme, ce qui est particulièrement vrai pour les équipements militaires et les logiciels. « La souveraineté est prise très au sérieux lorsqu’elle se combine à la sécurité ou à la sûreté (armée, police, infrastructures critiques) », souligne Jean-Luc Baras.
« Au sein des entreprises, la démarche est différente de celle de l’État. Les fournisseurs s’adaptent aux exigences du client : si une préférence nationale est imposée, ils la respecteront. Dans le cas contraire, ils se tourneront vers les offres les plus compétitives en matière de coût et d’innovation. Dans l’univers du logiciel, la question est plus complexe, car les solutions reposent fréquemment sur des combinaisons de briques technologiques provenant de différents pays », dit Olivier Wajnsztok.
Des marges de manœuvre limitées mais exploitables
La captivité vis-à-vis des géants américains comme Microsoft, Google, Oracle, VMware ou Apple reste un obstacle en soi, avec un renforcement des dépendances (ex. : Copilot IA de Microsoft 365, hébergement des données de santé chez Microsoft) qui peuvent accroître certaines vulnérabilités. Néanmoins, des alternatives existent (open source, startups françaises, solutions européennes), mais elles peinent à s’imposer à cause de coûts de migration élevés, d’habitudes ancrées et du risque que les éditeurs français soient rapidement absorbés par des acteurs étrangers.
Le secteur de la santé est un des plus matures en matière d’achats. Les groupements hospitaliers de territoire (GHT) permettent ainsi de mutualiser les besoins et d’intégrer davantage de solutions souveraines, notamment en cybersécurité et gestion des données sensibles. Le rôle des centrales d’achat est ainsi d’offrir des alternatives et d’éclairer le choix des établissements publics de santé, même si ces derniers restent libres dans leur décision finale. En outre, la marge de manœuvre reste encadrée par les règles de la commande publique et de la concurrence européenne. Ces contraintes interdisent d’exclure certains acteurs (ex. : Microsoft) sur le simple critère de leur localisation.
Toutefois, il existe des leviers permettant de promouvoir des solutions alternatives. « Il est tout à fait possible de structurer des marchés pour offrir des alternatives souveraines, comme des lots dédiés au cloud ou à la cybersécurité française, par exemple », déclare Thomas Jan, directeur général adjoint en charge de la stratégie numérique et de l’innovation pour le groupement d’achats hospitaliers (UniHA) et la centrale d’achat de l’informatique hospitalière (CAIH).
« La stratégie que nous avons retenue est d’augmenter le “mix produit”. Sans chercher à remplacer totalement les solutions dominantes, il s’agit de réduire la dépendance en favorisant progressivement l’usage de solutions alternatives (open source ou françaises), ce qui renforce aussi la capacité de négociation », ajoute Thomas Jan. Pour l’expert, les solutions souveraines, notamment dans le cloud, restent souvent plus coûteuses (15 à 30 % plus chères que les offres américaines équivalentes), ce qui pose la question du “prix de la souveraineté”. Côté matériel IT, les acteurs non européens restent dominants, ce qui rend l’indépendance illusoire à court terme.
Le déclic du Covid
La souveraineté digitale dans les achats publics a longtemps été un sujet tabou en France. Mais, à la faveur de la crise sanitaire et des tensions géopolitiques actuelles, elle s’impose désormais comme un enjeu stratégique majeur, analyse Sébastien Taupiac, expert en achat public et fondateur de ST Agency. Le paysage reste pourtant contrasté : les grands opérateurs nationaux – Direction des achats de l’État, centrales d’achat, ministères, opérateurs publics, métropoles, régions, départements ou GHT – intègrent progressivement la souveraineté numérique dans leur stratégie, portés par des obligations politiques ou réglementaires (OIV, OSE…).
À l’inverse, nombre d’acheteurs publics demeurent éloignés de cette problématique, freinés par des contraintes budgétaires, techniques ou opérationnelles. « Les décisions privilégient souvent le court terme, le budget disponible et la compatibilité avec les systèmes existants, d’où la dépendance persistante à Microsoft, Google ou Apple », observe Sébastien Taupiac. Selon lui, une voie d’avenir passerait par une concentration de l’achat public : plutôt que de laisser 135 000 acheteurs décider isolément, il conviendrait de regrouper la commande publique autour de quelques centaines de grandes structures dotées d’une mission explicite de souveraineté, d’expertises solides et de moyens suffisants pour approfondir les enjeux stratégiques, amont comme aval.
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