Câbles sous-marins : toujours plus de matérialité au service de l’immatériel

[L’enquête] Devant l’inexorable expansion des usages numériques, et en creux l’augmentation des équipements, les besoins en connexion et en débit ne font que croître. À moins que ce ne soit l’inverse. Les câbles sous-marins sont une partie de l’infrastructure qui répond et engendre ces usages. Un besoin matériel pour répondre à l’immatériel qui interroge de manière élargie notre modèle numérique et son impact environnemental croissant. 

« Je me suis rendu en Bretagne sur la plage où le premier câble sous-marin atterrit. Le câble débouche “rue des câbles sous-marins” ! ». Gauthier Roussilhe est chercheur spécialisé sur les enjeux environnementaux de la numérisation et en observe la matérialité. Les câbles sous-marins à fibre optique incarnent bien cet aspect. 

Recensés par le site submarinecablemap.com, les 574 câbles qui jonchent le fond des mers et des océans constituent des enjeux importants pour la connectivité des régions réceptrices de ces câbles. Si leur impact environnemental direct semble aujourd’hui sous contrôle et à relativiser, le besoin continue de déploiement de nouveaux câbles et le modèle numérique qu’ils engendrent interrogent. 

Pour Gauthier Roussilhe, voir les câbles in situ était important pour en comprendre le fonctionnement. C’est pour cela qu’il a été sur cette plage au bout de la Bretagne, à Penmarc’h exactement sur les traces du premier câble sous-marin. Il a été mis en service en 1959 par l’entreprise devenue aujourd’hui Orange Marine, acteur majeur du secteur et filiale d’Orange. Avec un sixième de la flotte mondiale comprenant une quarantaine de navires câbliers, chargés de la pose des câbles, la France est particulièrement en pointe.

De la pose au recyclage

De par ses explorations, Gauthier Roussilhe en a tiré une carte explicative, en accès libre sur internet, sur le fonctionnement du déploiement des câbles sous-marins. On y apprend, entre autres, qu’avant la pose, il y a les étapes de repérage effectuées par un navire de “survey”. « L’objectif est de cartographier les fonds marins pour tracer la route la plus courte tout en tenant compte des différents risques et écosystèmes marins, et les contourner lorsque c’est nécessaire » indique Aurélien Vigano, directeur des infrastructures internationales d’Orange. 

Un câble sous-marin à fibre optique est un objet de petite taille, pas plus gros qu’un tuyau d’arrosage. Dans les eaux côtières, le câble est un peu plus épais qu’en plein océan car c’est là qu’il y a le plus de risques : ancres de bâteaux de plaisance, filets de pêches ou encore la houle.

Un câble a une durée de vie d’environ 25 ans. Compte tenu de sa longévité et de la relative simplicité de sa constitution (acier, cuivre, polyéthylène principalement), l’empreinte environnementale sur le périmètre propre du câble est plutôt faible. D’ailleurs, d’après Aurélien Vigano, le recyclage de ces câbles, lorsqu’ils sont relevés en fin de vie, est assez aisé. L’enjeu est donc ailleurs.

Un écosystème à protéger : l’herbier de posidonie

La posidonie est une plante marine fascinante et essentielle dans l’écosystème marin. Lorsqu’on plonge dans son histoire, on plonge dans la nôtre : la posidonie pousse très lentement et les herbiers qu’elle crée peuvent dater de plusieurs milliers d’années ! La posidonie abrite une grande biodiversité et est par ailleurs un puits de carbone exceptionnel. Patrick Astruch, ingénieur d’étude pour le GIS (Groupe d’Intérêt Scientifique) Posidonie dans le sud de la France le confirme : « c’est quasiment la championne du monde du stockage de carbone ! ».

La posidonie permet de capter en proportion plus de carbone que les forêts et de les stocker pendant des centaines d’années voire plus. « Si on dégrade la posidonie c’est tout le carbone qu’elle stocke qui est relâché dans l’océan » explique Patrick Astruch, « à l’échelle d’une vie humaine, compte tenu du rythme de pousse de la posidonie, ce n’est pas reconstituable ». 

En matière de pose et de gestion des câbles sous-marins, les acteurs sont unanimes : de nombreuses bonnes pratiques ont été mises en place pour éviter la dégradation de ces écosystèmes naturels.

Les efforts réalisés pour limiter l’impact

Par exemple, la pose d’un câble sous-marin en milieu sensible se fait avec des plongeurs pour ne pas lâcher le câble sans contrôle, explique Aurélien Vigano (Orange). L’herbier de posidonie est ainsi préservé et les sédiments autour moins remués pour éviter leur mise en suspension : ils pourraient alors obstruer la lumière et empêcher la photosynthèse. « Comme la posidonie est une plante présente massivement, en particulier dans la Méditerranée, ses spécificités sont bien connues, nous arrivons à bien la protéger » poursuit-il.

Des points d’ancrage sont par ailleurs installés à plusieurs endroits sur les câbles pour éviter qu’ils ne bougent sous l’effet des courants marins. Lorsque l’écosystème impacté n’a pas été qualifié de fragile, le câble est enterré : une tranchée allant jusqu’à deux mètres de profondeur est réalisée. Dans le jargon technique, on appelle cette opération, l’ensouillage.

En fin de vie, le relevage de câbles est aussi réalisé en eaux côtières par les entreprises chargées de la pose. « Parfois, les industriels prennent soin de ne retirer que certaines parties du câble pour ne pas déstabiliser l’herbier de posidonie qui aurait repoussé par-dessus » détaille Clément Marquet, chercheur en matérialité du système technique numérique. « Il faut souligner que ces obligations de prendre soin de l’environnement datent de plus de 20 ans. Si elles ont été mal perçu par les industriels au début, elles ont pleinement été intégrées aux pratiques quotidiennes aujourd’hui » précise-t-il. 

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Une emprise au sol qui pose question

Malgré ces précautions, il y a encombrement. Et c’est peut-être là que la question de l’empreinte environnementale commence à se poser. « D’après les industriels, nous sommes dans une période de transition, où le renouvellement des câbles est important, notamment par l’arrivée de câbles avec beaucoup plus de capacité » continue Clément Marquet. 

Le chercheur pose la question de la soutenabilité de ces déploiements dans le temps. Si la pose d’un câble est peu problématique en soi, sa multiplication interroge. Le chercheur Gauthier Roussilhe le souligne : « on voit des hubs d’atterrage [ndlr : point d’atterrissage des câbles sur la côte] aujourd’hui où il devient difficile pour les opérateurs parfois de retrouver leurs câbles ! ».

Plus globalement, les deux chercheurs interrogent, à travers cette expansion des câbles sous-marins et l’accroissement exponentiel de leur débit, le modèle numérique sous-jacent. « Matériel et usages sont liés » souligne Clément Marquet, « on ne peut pas regarder chaque objet numérique par le bout de la lorgnette : il n’y a pas le câble seul, c’est tout un modèle à questionner ». 

Pour le chercheur, si le câble en lui-même a peu d’impact, le déploiement de plus en plus de ces points d’interconnexion contribue mécaniquement à une consommation plus importante de données, d’énergie et in fine à la production de plus d’équipements numériques. La matérialité appelant à plus d’immatérialité, et vice-versa.     

La question du modèle numérique

Hugues Ferrebœuf, chef de projet numérique au sein du Shift Project, rappelle cette augmentation : « une dynamique qui aboutit à une croissance de l’empreinte du numérique de l’ordre de 5% à 6% par an ». Alors que le Think Tank présidé par Jean-Marc Jancovici a livré mardi 28 mars un nouveau rapport intitulé Energie, climat : des réseaux sobres pour des usages connectés résilients, Hugues Ferrebœuf prévient : « tant qu’on reste dans la logique du toujours plus, partout et à tout moment, il n’y a aucune raison que cette trajectoire change. »

Pour lui, il s’agit là de choix sociétaux importants : « sommes-nous prêts à admettre qu’il y ait des niveaux de services différenciés en termes d’accès aux ressources numériques ? ». Pour cet expert de la sobriété numérique, il faut dans tous les cas trouver les moyens de sortir de la logique additive. Les infrastructures s’empilent : les satellites s’ajoutent aux câbles terrestres et maritimes, ainsi qu’aux antennes mobiles.         

Accepter qu’il faille qu’il y ait toujours le maximum de connectivité partout, répondre à une logique de sur-optimalité ne semble aujourd’hui pas une option soutenable. Dans un monde “sous contraintes physiques” comme le rappelle The Shift Project et où l’intervention de l’Homme impacte durablement la biosphère, c’est sans doute plus un modèle numérique global qui est à repenser collectivement, à un niveau politique et citoyen, qu’un simple câble à questionner.