« Derrière la maîtrise industrielle du pneu Michelin Alpin 7, il faut aussi voir l’excellence logicielle »

 

Yves Caseau est le Directeur Digital et Systèmes Informatiques du Groupe Michelin. IA, open source, gouvernance… il revient sur les transformations qu’a menées l’entreprise depuis huit ans et détaille l’importance que revêt aujourd’hui l’excellence logicielle dans son organisation. L’occasion également pour lui de pointer les évolutions du marché qu’il surveille le plus pour préparer l’avenir.

 

Après plusieurs années de transformation, comment s’organise aujourd’hui la direction des systèmes d’information de Michelin ?

 

J’ai pris la responsabilité de DSI il y a huit ans. Nous avons eu dans le passé une organisation informatique très distribuée, par zone d’activité et par continent. Une transformation majeure a été conduite en plusieurs étapes afin de mettre en place une plaque globale à Clermont-Ferrand, où est situé le siège de l’entreprise, puis une autre en Inde. Nous avons également développé deux « sous plaques » en Chine et aux États-Unis, toujours dans l’objectif de produire des services et des actifs logiciels qui puissent être partagés dans tout le Groupe. Avec des équipes locales présentes en support complémentaire et pour faciliter les déploiements. En parallèle, nous avions mis en place une structure « digitale » chargée des développements plus rapides aux frontières de l’entreprise et ses clients. Toutefois, en 2022, à l’occasion du départ de son responsable, nous nous sommes dit qu’il était temps de regrouper cette entité avec la Direction Corporate des Systèmes d’Information (DCSI). En effet, nous avons besoin de produits « end to end » qui traversent toute l’entreprise, à l’échelle. Rapprocher ces deux entités et leurs cultures informatiques était une condition pour y parvenir.

Dorénavant, notre plateforme Groupe est la clé de voûte pour l’infrastructure, l’architecture d’entreprise, les logiciels majeurs, la gestion de l’expérience client digitale, et, surtout, nos efforts en matière de données et d’IA. Elle nous permet notamment de mettre la donnée au cœur de notre approche. Pour l’IA, nous avons un fonctionnement en « hub and spoke », avec le hub en Inde et des équipes au plus proche des utilisateurs sur le terrain, pour que la transformation IA commence au plus près du métier. La culture impulsée par notre président Florent Menegaux est celle de l’intelligence augmentée. Pour aller à la fois vite et loin avec l’IA, on ne peut pas s’appuyer sur une boîte noire et on ne peut pas arrêter d’apprendre. Et nous ne sommes pas condamnés à tout confier à la machine ! Créer des pneus dans une approche « tout durable », ce qui est l’objectif de Michelin, cela ne se fera pas avec le tout-automatique et l’informatique « pousse bouton » : nous avons plus que jamais besoin de la créativité humaine.

 

Les équipes IT de Michelin ont souvent été très externalisées par le passé. Qu’en est-il dorénavant avec cette nouvelle organisation ?

 

L’informatique représente environ 5500 personnes. Et effectivement, il y a 8 ans, 70% des effectifs étaient des externes. Mais j’ai rapidement eu le sentiment qu’il nous manquait des compétences en interne pour mieux maîtriser notre transformation. Nous avions besoin de plus de continuité dans le temps et l’espace. Nous avons rééquilibré le ratio à 50% en moyenne. Mais nous n’irons pas plus loin dans l’internalisation, car j’ai la nette conviction que les DSI qui ignorent trop les capacités externes adaptables deviennent vite beaucoup trop conservatrices et ne parviennent plus à innover. En tant que DSI de Michelin, ma mission est que l’architecture et l’environnement logiciel restent les plus modernes possibles pour permettre des expérimentations. Pour alimenter cette démarche d’innovation, nous promouvons le « learn by doing ». Les collaborateurs doivent avoir du temps pour apprendre et expérimenter, sur leur temps de travail. Nous avons donc aussi besoin du « lean buffer » (qui consiste à utiliser des « tampons » de temps et de ressources pour gérer les imprévus sans disruption du lean management, NDLR). Il y a une phrase que j’aime beaucoup d’Yves Morieux [1] , qui est : « Coopérer, c’est mettre ses marges de manœuvre au service des autres ». Le « lean buffer » est un moyen pour s’assurer de garder un temps minimum qui sera consacré à des projets complexes, transverses, innovants, sans que la dynamique cesse dès qu’il y a une pression qui se manifeste sur les budgets ou les projets…

 

Quel regard le Comex a-t-il porté sur la transformation IT de l’entreprise ?

 

Au moment de mon arrivée, j’avais constaté une forme de crise de confiance vis-à-vis de l’informatique. Le discours qui prévalait, c’était qu’un spécialiste du pneu ne pouvait pas être un spécialiste du logiciel. Il a fallu rétablir les conditions d’un dialogue différent : l’amélioration de la disponibilité de service d’abord, la transformation de la digital workplace lors de la crise pandémique ensuite, puis l’arrivée de nouveaux cas d’usage IA avec une valeur évidente pour les métiers. Je pense que sur le sujet de l’appétence d’un comex au numérique, « l’appétit vient en mangeant », mais il ne faut pas brûler les étapes. Il y a 18 mois, le Board de Michelin nous a demandé si nous investissions suffisamment dans l’intelligence artificielle. Ma réponse a été que cela ne sert à rien de dépenser plus si l’entreprise ne dispose pas des plateformes data appropriées pour nourrir l’IA. Il existe une sorte de pyramide de Maslow des besoins du numérique dans les organisations, que l’on doit consolider progressivement.

 

Michelin a communiqué en 2025 sur son partenariat avec Thales pour améliorer le déploiement de ses propres logiciels de simulation, tels que TameTire, Canopy et SiMiX. Faut-il y voir le renforcement d’une logique de « software company » ?

 

En interne, nous utilisons le terme de « software driven company ». Il existe en effet certains secteurs d’activités pointues pour lesquels nous développons et vendons des logiciels, par exemple le rechappage des pneus (qui consiste à remplacer la bande de roulement usée d’un pneu par une nouvelle afin d’augmenter sa durée de vie, NDLR). Mais il faut être clair : près de 90% de notre activité reste la production industrielle des pneus eux-mêmes. Dans ce cadre-là, l’ensemble des logiciels Michelin et de l’expertise numérique que nous renforçons à vocation à rendre ces pneus meilleurs à tous les niveaux. La logique d’une « software driven company » est de dire : ce n’est pas parce que nous sommes industriels que nous devons être dépendants de l’externe pour l’expertise numérique, car le logiciel est essentiel pour notre futur. C’est pourquoi la DSI est une direction opérationnelle et pas seulement un support corporate. C’est aussi pour cela que nous devons renforcer considérablement notre excellence logicielle pour être au niveau des meilleurs mondiaux. C’est devenu mon obsession depuis cinq ans. Quand nous sortons notre dernier pneu neige Michelin Alpin 7, ce qu’il faut voir derrière la maîtrise industrielle, c’est une maîtrise logicielle et de la simulation. C’est un différenciateur majeur.

 

Par quoi passe ce renforcement de l’excellence logicielle ?

 

Cela passe par beaucoup de CI/CD, d’outillage et de discipline opérationnelle. Nous sommes une entreprise industrielle qui est déjà férue de lean et d’amélioration continue. Notre organisation informatique doit être exactement sur la même dynamique. Ce n’est pas magique et il ne suffit pas de quelques mois pour voir des effets, mais indubitablement notre niveau augmente. Par exemple, nos contributions open source sont devenues notables et appréciées. C’est une belle reconnaissance.

 

Quelle place prend l’open source dans votre gestion des risques de dépendances technologiques ?

 

C’est un enjeu stratégique. Nous allons devoir développer des logiciels qui évoluent de plus en plus rapidement. C’est d’ailleurs un défi pour l’ensemble du CAC40. Le problème, c’est que les compétences pour répondre à ces besoins n’évoluent pas aussi rapidement. Dans ce contexte, l’entreprise doit donc apprendre à pratiquer le judo avec les compétences des autres. Autrement dit, utiliser la force de l’écosystème plutôt que de rester seule. L’intérêt de l’open source en ce sens, c’est la souplesse des modèles : c’est une approche qui n’empêche pas d’utiliser des licences par exemple. C’est une incarnation parfaite de logiciels « en mouvement » et de grande qualité. Pour faire face aux risques de dépendances technologiques, nous avons d’ailleurs organisé ces dernières années beaucoup de remplacements de solutions propriétaires de grands éditeurs américains par des alternatives open source. La maîtrise des coûts n’a pas été la seule question : nous avons pu mesurer également des gains en termes de qualité et de rapidité de changement. C’est pourquoi j’encourage au maximum les équipes de Michelin à contribuer et à ne pas être seulement des utilisatrices de l’open source. C’est un cercle vertueux à enclencher qui permet à l’entreprise de grandir technologiquement.

 

Le sujet est devenu d’autant plus important que la question des dépendances technologiques est beaucoup plus présente dans les discussions en interne. C’est devenu un sujet de résilience au contexte géopolitique. Depuis le début de la guerre en Ukraine et la réélection de Donald Trump, les DSI ne peuvent plus l’ignorer. Faire du dual sourcing, mettre en concurrence ses fournisseurs, trouver les leviers pour outsourcer sans se retrouver prisonnier… c’est une recherche nécessaire d’équilibre permanent. L’équation est la suivante : il est essentiel de baisser les coûts en externalisant, tout en conservant la masse critique des compétences qui permet de se retourner en cas de problèmes avec ses prestataires.

 
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Du côté de l’offre, le marché s’adapte-t-il mieux à ces exigences ?

 

Se confronter aux orientations commerciales des acteurs de la tech reste complexe. Avec les grands fournisseurs américains, on joue beaucoup au poker, honnêtement. En 2025, les annonces sur l’agentic AI en sont bien la preuve. On nous dit « c’est bon, la technologie est disponible pour toutes les entreprises ». Ce n’est pas vrai. Oui, la technologie est extraordinaire et d’énormes progrès ont été faits ces derniers mois. Mais je ne lui confierais pas les clés du camion pour autant… Les discours technologiques agressifs qui nous affirment que l’agentic AI va permettre de supprimer 50% des postes dans les deux prochaines années sont clairement dans l’intérêt d’entreprises qui ont tellement investi dans le sujet qu’elles doivent trouver leur ROI au plus vite… C’est de la technopolitique. Je ne fais pas partie des sceptiques qui nient les progrès réalisés, mais on ne peut pas tomber dans ces pièges du marché pour autant.

En parallèle, le modèle SaaS a de nombreuses vertus mais il nous a été vendu comme élastique et la réalité c’est qu’il ne l’est qu’à la hausse, jamais à la baisse. Dans ce contexte, il est plus intéressant de jouer sur les marchés où il y a beaucoup de compétition. Je préfère ainsi acheter des API d’OpenAI, sur lesquels il existe de nombreuses alternatives, plutôt que du Microsoft Copilot, qui va créer de l’adhérence vis-à-vis des utilisateurs directement. La question clé est : quelle est la stratégie de sortie à anticiper, chaque fois que l’entreprise s’équipe d’un SaaS ? En étant dans une simple posture de consommateur, on peut vite se retrouver pieds et poings liés.

 

Que voyez-vous comme autres tendances à venir pour le numérique chez Michelin ?

 

Un premier aspect clé pour notre avenir, c’est ce que l’on appelle le « system to system », c’est-à-dire la propagation du SI de nos clients, des distributeurs, jusqu’à notre SI. À l’avenir, une partie de l’activité devra démarrer avec un Agent IA dans un système tiers et les tâches seront finies dans le nôtre. Notre système doit donc pouvoir se laisser interroger par des IA externes de façon fluide.

L’autre point important c’est le rôle de l’expérience d’utilisation. Quand la technologie se standardise et se globalise, c’est l’expérience d’utilisation qui apporte le plus de valeur. C’est pourquoi Michelin a multiplié par dix le nombre de ses designers ces sept dernières années. Plus l’expérience digitale des employés et des clients progresse, plus on peut faire la différence. C’est un changement fondamental dans le rôle du DSI pour permettre cette progression en permanence. Mais aussi pour les métiers, qui doivent comprendre qu’il ne s’agit pas d’acheter des « fonctionnalités », mais bien des expériences. Dans une usine, quand on parle de l’IA générative pour les opérateurs de maintenance, la question technologique est une toute petite partie de l’équation… le plus important, ce sera le sujet de l’ergonomie !

 

[1] Yves Morieux est associé principal et directeur général chez Boston Consulting Group et co-auteur de « Six règles simples : comment gérer la complexité sans se compliquer »