[Chronique] Expert innovation, le syndrome de King Kong

Dans cette nouvelle chronique sur les experts de demain de RIST groupe, Philippe Portier nous livre une analyse haute en couleur et très imagée du spécialiste de l’innovation dans les organisations et de ses enjeux de transformation.

L’expert Innovation transcende toutes les catégories d’expertises

Philippe Portier est porteur de projet recherche-intervention au RIST

Philippe Portier est porteur de projet recherche-intervention au RIST

Dans un sens premier, par nature tout expert est un expert-innovation, l’ignorerait-il lui-même.

Si le rôle de ‘l’expert en expertise’ est d’articuler « des connaissances acquises par la capitalisation d’une multitude d’expériences d’apprentissage pour affronter toute nouvelle situation unique, complexe et incertaine »[1], ce cercle apprenant vertueusement dynamique constitue un des moteurs des processus d’innovation.

Dans le sens ici retenu, l’expert Innovation se définit comme le ‘méta-expert des expertises’ qu’il tente d’articuler autour de nouvelles problématiques complexes et incertaines, visant à résoudre des raretés à fort potentiel de valeur. Sa fonction est de provoquer le maximum de chocs de sérendipité potentiellement pertinents, à travers le chaos organisé de confrontations entre réseaux de connaissances apprenantes et imaginations créatrices de nouveaux concepts de solutions[2].

Contre-intuitivement au regard d’une économie à prétention schumpétérienne[3], cette ambition prométhéenne participe plutôt de sa mauvaise réputation, sinon de son rejet pur et simple. Sans exclure d’imprévisibles retours de fortune le portant au pinacle, à vrai dire souvent pour dénouer tel un thaumaturge inspiré le nœud gordien de causes perdues.

Nous proposons de traduire la fragilité – sinon précarité – personnelle et institutionnelle de cet ‘expert sans expertise’ à travers l’expression métaphorique de syndrome de King Kong.

Après avoir décrit les symptômes du syndrome de King Kong, nous nous interrogerons sur ses causes en les enracinant dans deux déterminants : la nature des activités d’innovation et les profils psychologiques des experts-innovation. Autrement dit, les deux termes de la symbiose indissociable entre un créateur et ses créatures.

Le film King Kong (Cooper & Schoedsack, 1933) décrit la confrontation entre une créature « ni homme ni bête » – aussi fabuleuse que monstrueuse – et le monde des hommes. Selon les sacro-saints principes de tout conte de fées, cette confrontation s’articule autour du triangle infernal Persécuteur / Sauveur / Victime. Tel serait également le fatum de l’expert Innovation.

Persécuteur lorsqu’il prétend extraire d’aussi maigres qu’hétérogènes ressources du ‘cœur du moteur’ de l’exploitation pour les dédier à d’aussi vagues qu’incertains et lointains projets d’exploration. March[4] a décrit de la manière la plus brillante, rigoureuse et convaincante qui soit, cette haine viscérale de l’exploitation pour l’exploration que l’expert-innovation incarne à son corps défendant. Les psychanalystes diagnostiqueraient un contre-transfert par lequel le patient rejette le thérapeute justement susceptible de lui venir en aide.

Sauveur lorsque les croissances internes puis externes anémiques remettent tout à coup à l’honneur la quête irraisonnée de « relais de croissance durables et rentables fondés sur la conquête de nouveaux territoires à l’horizon de 10 ans ». Voilà l’expert-innovation porté aux nues, investi d’attentes irréalistes de « croissance à deux chiffres pour nourrir le business plan des 3 ans » à venir à coup de pépinières, incubateurs, fablabs, startups et autres pivotages.

Vient alors au petit matin d’une rupture de gouvernance le moment d’immoler la victime émissaire sur l’autel du « recentrage sur les activités à fort potentiel de rentabilité compte tenu de nouveaux business marginaux et risqués au regard des activités cœur de métier ».

Sic transit gloria mundi. Il n’y a qu’un pas du Capitole à la roche tarpéienne. Que l’entreprise qui n’a jamais péché jette la première pierre…

A lire aussi : [Chronique] Le rôle de l’expert dans le management des connaissances

Ce cycle infernal – Paria, Danseuse, Victime émissaire – propre au syndrome de King Kong s’expliquerait par des causes plus profondes que la sociologie des bureaucraties proliférantes soutenant le court-termisme de la gouvernance actionnarialo-financière ne le suggère[5].

La première des causes tient à la nature des activités d’innovation dont l’expert-innovation est le porteur. L’essentiel des activités d’innovation tient en quelques mots simples, pourtant incompréhensibles pour ceux qui n’en maîtrisent pas la langue. Il s’agit moins de manager le probable que de faire émerger des possibles. L’opposition – sinon l’antagonisme – entre ces deux modes d’être au monde – donc de ‘faire-monde’ – est radical.

Le management du probable s’appuie sur un diagnostic fondé sur des données connues, en déduit un positionnement concurrentiel, détermine et organise les ressources selon le but visé, calcule ses prévisionnels, impose ses métriques de résultats, contrôle sa mise en œuvre au jour le jour, est reconnu ou sanctionné en conséquence.

L’émergence des possibles est décrite depuis longtemps sous le terme d’effectuation[6]. Il s’agit moins de viser un but précis qu’explorer des espaces problématiques : moins de se positionner contre des concurrents connus que d’agréger des partenaires inconnus ; moins d’aligner des ressources que de mobiliser des énergies : moins de raisonner en termes de gains tangibles que de pertes acceptables ; moins d’atteindre des résultats financiers que de capitaliser sur des connaissances nouvelles appliquées à des concepts inconnus ; moins de contrôler des mises en œuvre que de stimuler la confiance et l’engagement ; moins d’être reconnu ou sanctionné que d’avoir satisfait de multiples et hétérogènes aspirations à changer le monde.

La psychologie des experts-innovation constitue la seconde des causes au syndrome de King Kong au sein des organisations

La seule évocation du terme ‘psychologie’ suscite très ‘normalement’ quelque suspicion parmi les managers du probable : comment autoriser le recours à cette pseudo-science individualiste dans des organisations hiérarchiques, aux rouages huilées par la carotte et le bâton de la soumission de l’agent au principal ? Cette incompatibilité psychologique entre manager du probable et leadership des possibles s’exprime sous de multiples formes.

La première incompatibilité psychologique porte sur les modes de pensée algorithmique vs. heuristique. Le manager du probable se définit comme un problem solver mettant son énergie dans l’atteinte d’objectifs opérationnels obéissant aux contraintes d’efficacité et d’efficience. Le leader du possible est obsédé par le problem finding au service de buts stratégiques potentiels en mobilisant une pensée holistique ouverte à tous les détours et détournements fécondants.

Cette incompatibilité corticale est multipliée par des différenciations limbiques. Autant le manager du probable s’affirme comme une « tête d’œuf » à sang froid, autant le leader des possibles s’investit dans l’émotionnel personnel et collectif. Emotions personnelles, souvent jusqu’aux extrêmes de la passion comme de l’indignation, de l’obsession monomaniaque jusqu’à l’entêtement indéracinable. Emotions collectives de l’enthousiasme inspiré aux ressources marginales assoiffées de sens, networking informel allant de la fusion à la rébellion larvée sinon ouverte face à la ronde triennale des managers surenchérissant sur l’atteinte des mêmes probables sans avenir (Coûts / Qualité / Délais).

Les sociologues réduisent ces oppositions à celle de l’organisation mécanique, fonctionnelle, verticale, top/down vs. la ‘non-organisation’ adhocratique entrepreneuriale, organique, réticulaire, horizontale, adepte d’indiscipline épistémologique. Les psychologues opposent les agents soumis aux motivations exogènes[7] sanction / récompense à l’état d’esprit fixe, aux personnes ‘incontrôlables’ porteurs de motivations endogènes à l’état d’esprit de développement[8].

S’il faut de tout pour faire un monde, les managers du probable renchérissent « surtout si les leaders du possible n’existaient pas ». Tel est l’exaltant destin de l’expert Innovation : nouveau Protée, éternel Ganesh aux mille bras, instiller la paranoïa des futuribles par une économie du désir au cœur d’organisations pétrifiées par l’obsession du présent, en jouant avec, hors et contre les règles, au nom de mondes nouveaux toujours à découvrir.

Il faut imaginer King Kong heureux…

 

[1] Fort F., « Le rôle de l’expert dans le management des connaissances », Chronique Alliancy, janvier 2021.

[2] HATCHUEL A., WEIL B., McMAHON C., LE MASSON P., La théorie C-K, un fondement formel aux théories de l’innovation, EMS, Collection Grands Auteurs, 2016.

[3] Schumpeter J.A., Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942), Payot, 1963.

[4] MARCH J.G., « Exploration and Exploitation in Organizational Learning », Organization Science, Vol. 2, No. 1 (Feb., 1991) pp. 71–87.

[5] GRAEBER D., La bureaucratie, L’utopie des règles, Les liens qui libèrent, 2015.

[6] SARASVATHI S.D., « Causation and Effectuation : Towards a Theoretical Shift from Economic Inevitability to Entrepreneurial Contingency », Academy of Management Review, vol 26, n°2, pp243-263.

[7] DECI E.L., RYAN R.M., Handbook of Self-Determination ResearchUniversity of Rochester Press, 2002.

[8] DWECK, C. S., Self-theories: Their role in motivation, personality and development. Philadelphia: Psychology Press,1999.