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Hugues Ferreboeuf (The Shift Project) : « Si la 5G joue la surconsommation, la pollution numérique continuera d’exploser »

Hugues Ferreboeuf* a intégré The Shift Project il y a quatre ans afin d’explorer les questions environnementales liées au numérique. Le groupe de travail qu’il dirige enchaîne les rapports à ce sujet : « Pour une sobriété numérique » en 2018, « Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne » en 2019 ou encore « Déployer la sobriété numérique » la semaine dernière. Entretien avec cet expert pour connaître sa position sur le déploiement de la 5G en France.

Hugues Ferreboeuf, directeur du groupe de travail sur l’impact environnemental du numérique chez The Shift Project.

Hugues Ferreboeuf, directeur du groupe de travail sur l’impact environnemental du numérique chez The Shift Project.

Alliancy. Quelle est la position de The Shift Project sur le déploiement de la 5G ?

Nous ne sommes ni pour, ni contre la 5G. Pendant cette phase de préparation au déploiement, c’est l’opportunité de définir les attributs de cette nouvelle technologie et de piloter le développement d’usages numériques. Le point de préoccupation pour nous, c’est de savoir pourquoi, à quoi et éventuellement comment l’utiliser.

Aujourd’hui l’empreinte environnementale du numérique s’est envolée, surtout à cause de l’interaction entre l’offre technologique et certains types d’usages qui sont devenus majoritaires. Veut-on continuer ainsi ? Est-on suffisamment conscients que le couplage entre transitions numérique et écologique ne pourra se faire seul ? Il faut mettre en place certaines conditions pour y parvenir.

Il y a deux raisons qui expliquent pourquoi les gens sont aussi pressés de déployer la 5G. La première, sûrement la plus significative, est l’existence d’un certain nombre de zones denses de population qui vont sûrement faire face dans les dix-huit prochains mois à une saturation de leurs réseaux 4G. Sur ce point, il faut avouer que la 5G est un outil performant pour assurer plus de connexions simultanées, plus de débit par site  et donc désaturer. Mais il ne faut pas oublier que cela vient du fait d’un trafic mobile en constante augmentation de 47% par an. Si la 4G sature, ce n’est pas parce que c’est une mauvaise technologie, mais parce que les usages numériques explosent, en grande partie à cause d’un usage omniprésent et indifférencié de la vidéo qu’il convient de remettre en cause.

La deuxième raison est de permettre la mise en place de nouveaux usages que la 4G ne permet pas. Mais, sur ce point, nous sommes tout sauf dans l’urgence et tous les experts reconnaissent qu’à l’horizon visible, d’ici trois-quatre ans, il n’y aura pas une révolution des usages grâce à la 5G. C’est plutôt un moyen d’améliorer, enrichir et renforcer des usages déjà existants. 

Les acteurs qui soutiennent la 5G nous abreuvent constamment des bénéfices en termes de télé-chirurgie ou de voiture autonome, mais personne n’envisage de voir ces usages apparaître dans un futur proche. C’est pour cela que d’autres questions, qui ne sont pas technologiques, méritent d’être posées. À commencer par quelle est effectivement la valeur ajoutée sociétale de la 5G ? 

Si nous nous attachions à déployer une 4G de bonne qualité sur tout le territoire, tout le monde serait satisfait. Ici, il est question, comme aux débuts de la 4G, de rendre la 5G accessible « à peu près partout », mais tout en laissant certaines zones avec un réseau de moindre qualité. 

Parmi le second volet de la proposition de loi pour réduire l’empreinte environnementale du numérique présenté au Sénat le 14 octobre dernier, il y avait une mesure interdisant les forfaits mobiles illimités. Est-ce une bonne solution pour vous ?

Nous devons évidemment satisfaire la demande, mais elle est bien trop alimentée par des offres qui incitent à la consommation. En seulement quelques années, le volume moyen de données proposées pour un forfait standard s’est vu multiplié par 50. Et quand les opérateurs de téléphonie multiplient la quantité de données possible par 50, ils sont clairement en train de motiver à consommer davantage. C’est encore plus le cas avec les forfaits illimités qui ne prévoient plus de contraintes particulières pour ces usages. Si nous arrivons aujourd’hui à une saturation des réseaux, c’est aussi largement de leur fait car ils ont joué la surenchère en termes de volume permis.

Quels enjeux environnementaux sont impliqués dans le déploiement de la 5G ?

Nous avons observé des enjeux environnementaux sous trois formes différentes et parallèles. Il y a d’abord le problème d’augmentation de la consommation des réseaux mobiles car nous ne faisons que rajouter la 5G à un réseau existant. Les équipements deviendront plus performants, mais vont aussi consommer un peu plus. Encore une fois, si le déploiement ne sert  qu’à désaturer certaines zones denses, l’impact environnemental ne se remarquera presque pas. Mais si l’intention est bien de mettre la 5G partout sur le territoire avec un niveau de service homogène, là il faudra déployer un grand nombre d’antennes, bien plus que pour la 4G.

La 5G est présentée comme  plus énergétiquement efficace que la 4G mais nous avons  affaire à un chiffre théorique. Ce qui est vrai, c’est que si nous exploitons un réseau à pleine capacité, l’énergie consommée par la 4G par unité de trafic est plus élevée . Mais le problème est qu’à partir du moment où un équipement télécom est mis en marche, il consomme déjà une partie significative de ce qu’il consommerait à pleine charge. Pour limiter l’augmentation de la consommation énergétique des réseaux, la magnitude du déploiement est donc structurante. Force est de constater que certains opérateurs chinois se plaignent aujourd’hui de voir que le passage en 5G de leur sites a fait tripler leur consommation électrique . Il faut y prêter attention car il n’y a pas de raison que nous fassions beaucoup mieux…

Le deuxième point concerne le trafic de données qui en découle. La 5G va créer une charge supplémentaire qui devra être assumée par les datacenters. On oublie trop souvent que 85 % du trafic des réseaux mobiles sont en fait des données qui circulent dans des datacenters. Et malheureusement, les gains énergétiques acquis sur les processeurs et les architectures ne suffisent pas à absorber l’augmentation du trafic de ces dix dernières années. Si la 5G soutient la même logique de surconsommation depuis dix ans, la pollution numérique va continuer d’exploser.

Enfin, le troisième problème est lié à l’accélération du renouvellement des smartphones. Les constructeurs sont d’ailleurs contents de savoir que la 5G va rebooster leurs ventes. Selon la dernière étude du cabinet IDC, les smartphones 5G devraient s’emparer de 50% du marché mondial d’ici 2023. C’est dommage quand on sait que ces dernières années, nous avons eu tendance à garder nos smartphones un peu plus longtemps (environ trois à quatre mois de plus). 

Il y a également la question de la prolifération des objets connectés….

Dans le rapport présenté au Sénat au mois de juin, nous avons appris que 80% de l’empreinte carbone numérique est liée aux achats de terminaux et en particulier les smartphones. Mais la 5G va aussi créer un appel d’air dans le développement de l’IoT. Et ici nous ne parlons pas de 20 millions de smartphones par an mais de mettre en place des milliards d’objets connectés. Il est vrai que l’IoT peut permettre d’automatiser et optimiser une échelle de production grâce à la 5G. Mais les prévisions montrent que l’essentiel de ces modules numériques connectés vont servir dans le résidentiel pour des usages de confort et de loisirs. Ils n’ont pas de chance de déclencher de réelles économies d’énergie à grande échelle.

Dans notre rapport de la semaine dernière, nous avons pourtant montré que l’IoT appliqué à un système sophistiqué peut dégager des gains énergétiques considérables. Nous ne sommes donc pas contre l’IoT, mais il faut avouer qu’une bonne partie relève aujourd’hui du pur marketing. Le “smart” ne peut pas régler le gros du problème et ce n’est pas parce que c’est désigné “smart” que ça l’est réellement. Mais si il se trouve que ça l’est, il faut une vraie “smart gouvernance” avec des règles et des politiques d’usage.

Comment parvenir à concilier le numérique avec les enjeux de la transition écologique ?

Si nous voulons coupler les transitions numérique et écologique, il faudra décider comment ségréguer nos usages numériques, en prioriser certains au détriment d’autres et ainsi formuler une stratégie beaucoup plus claire en matière d’usages numériques tout en prenant garde aux  effets rebond et en les maîtrisant.

Il faut agir sur toutes les dimensions du système numérique en même temps : l’une des ces dimensions est la régulation qui a pour objet d’inciter  les différents acteurs (fournisseurs, utilisateurs etc..) à mettre en oeuvre les bonnes pratiques en termes environnementaux. Le Sénat a d’ailleurs fait en la matière des propositions de mesures législatives ou réglementaires auxquelles nous souscrivons largement.

De leur côté, les fournisseurs vont essentiellement faire évoluer leur offre en fonction des règles et des habitudes des consommateurs. La prise en compte des objectifs environnementaux avancera si un maximum d’acteurs partagent la même conscience des enjeux. Nous saluons d’ailleurs la démarche de débat citoyen pour le climat qui peut permettre de hiérarchiser des usages et répondre à des carences démocratiques. Il est primordial que ces évolutions s’appuient sur les décisions d’un public éclairé.

Compte tenu du timing de la 5G et de celui de l’urgence climatique, il me semble assez incohérent de s’engager sur des scénarios de déploiement sans avoir ce débat. Pour l’instant, rien n’empêche les offreurs de pousser à la surconsommation. Les instances de régulation et l’Etat ont, quant à eux,  toute responsabilité pour contrôler cette offre.

*Polytechnicien, ingénieur du Corps des Mines et diplômé de Télécom ParisTech, Hugues Ferreboeuf a exercé plusieurs postes de Direction Générale de filiales et de Business Units au sein du Groupe France Télécom Orange. Il mène ensuite une double carrière internationale et de management, en tant qu’entrepreneur et consultant. Il dirige notamment le secteur Banque et Finance du Groupe British Telecom, où il est impliqué dans de nombreux projets de transition numérique. Il se spécialise dans le management des transitions (énergétique, numérique, générationnelle) et pilotage pour le Shift depuis 2017 le projet « Lean ICT », au croisement entre les transitions numérique et énergétique.