Innovation – Les grands groupes s’ouvrent aux start-up de l’IT

GAITE LYRIQUE, LES ECLAIREUSES - MANUELLE GAUTRAND ARCHITECTURE © PHILIPPE RUAULT

GAITE LYRIQUE, LES ECLAIREUSES – MANUELLE GAUTRAND ARCHITECTURE © PHILIPPE RUAULT

BONUS DE L’ÉTÉ :

L’innovation technologique s’accélère et bouleverse les modèles économiques. L’agilité prend l’avantage sur la puissance. Pour capter cette nouvelle donne, les grands comptes multiplient les programmes d’accompagnement et investissent dans des start-up.

On aurait tort d’imaginer qu’entre un grand groupe et une start-up innovante du numérique, une relation réussie passe par l’acquisition ou l’entrée au capital de la jeune pousse. Depuis quelques années, c’est d’abord sur le terrain de l’accompagnement de projet et de l’open innovation, l’innovation dite ouverte ou partagée, que grands comptes et start-up se rencontrent. Avant d’aller plus loin et de parler argent et mariage, si affinités.

Le cheminement du groupe La Poste en est l’illustration. Avec la création, dès 2003, de la société de capital-risque XAnge Private Equity, filiale de la Banque Postale, qui gère 375 millions d’euros, en partenariat avec la Caisse des dépôts, la GMF…, il a anticipé le renouveau du corporate venture (capital- risque porté par un groupe non financier), qui connaît un boom depuis 2005, selon une étude du Boston Consulting Group (BCG). « Il s’agissait pour La Poste de repérer des entreprises ayant des technologies innovantes dans la relation client, l’e-commerce, et de prendre une participation minoritaire », raconte Delphine Desgurse, directrice de l’innovation et du développement des e-services (Dides) de La Poste. Puis éventuellement d’acquérir la société, comme pour Sefas (éditeur de logiciels éditiques de conversion de document).

Depuis 2009, La Poste a aussi ouvert un Lab Postal : il sélectionne, chaque année, quinze à vingt solutions innovantes apportées par des start-up repérées par le travail de veille de la Dides, et les coache jusqu’à la réalisation d’un prototype, avec une aide plafonnée à 20 000 euros. En 2011, Squid et Lokad, sélectionnés par le Lab et devenus partenaires, ont mis au point un système de prévision des tournées postales et des flux de courrier, dont La Poste est aujourd’hui cliente.

 

Open innovation ou corporate venture
SFR a suivi la même évolution. Dès 2006, il a créé un fonds, SFR Développement, pour participer au premier tour de table de start-up avec un ticket moyen de 1 à 1,5 million d’euros. Quarante millions d’euros ont été investis dans vingt start-up et treize participations sont actuellement en portefeuille. « Mais on a constaté que beaucoup de start-up venaient nous voir sans être assez mûres », explique Marc Westermann, directeur de participations chez SFR Développement. D’où la création de programmes comme SFR Jeunes Talents Start-Up, qui accompagne une dizaine de sociétés par an, pour passer de l’idée à sa mise en œuvre, en les mettant en relation avec les opérationnels du groupe.

Le Lab Postal, créé par La Poste en 2009, est un programme de détection de solutions innovantes de start-up susceptibles de prototyper un service en partenariat avec le groupe

Le Lab Postal, créé par La Poste en 2009, est un programme de détection de solutions innovantes de start-up susceptibles de prototyper un service en partenariat avec le groupe

La prise de participation du fonds, association plus durable qui doit permettre de développer des synergies industrielles, est réservée à des start-up que Marc Westermann qualifie soit de « stratégiques » soit d’« outillantes » à la différence de celles qui permettent simplement de comprendre un marché connexe qu’il appelle « éclairantes ». Les premières donnent à SFR un levier qui lui manque : ce fut le cas avec G-Cluster, plate-forme de jeux vidéo à la demande, dans laquelle SFR Développement a investi fin 2011. Cela « nous a donné dix-huit mois d’avance sur Orange dans le cloud gaming. En participant au conseil d’administration de G-Cluster, nous avons compris ce qui se passait sur ce marché », détaille Marc Westermann. Si SFR a été le premier client, G-Cluster, leader en Europe dans le cloud gaming, travaille désormais aussi avec Orange.

Avec un investissement dans la technologie pour la publicité mobile de Sofialys, SFR a acquis la maîtrise d’un outil qui sert de base à sa régie publicitaire. L’acquisition n’est pas un objectif pour SFR Développement, qui a cédé deux de ses protégés, Digitick (billetterie en ligne) et Wengo (conseil de spécialistes en ligne). C’est sa maison mère Vivendi qui a emporté Digitick après enchères.

 

Du partenariat à la montée au capital
En prenant des participations dans Deezer (et Dailymotion), Orange a fait la même démarche. Confronté à la nécessité d’apporter à ses abonnés un service de musique en ligne, l’opérateur a commencé par  le développer en interne (Wormee) avant de réaliser qu’il valait mieux s’en remettre à un tiers. D’où le partenariat, puis la montée au capital à 11 % dans Deezer en 2010. Cela a assuré à Orange l’ exclusivité pour ses abonnés d’une offre de musique en streaming à prix réduit (5 euros par mois au lieu de 9) et fait passer la base d’abonnés payants de Deezer de quelques milliers à 1,5 million, tout en faisant bénéficier la jeune société de toute la puissance de communication d’Orange et de ses boutiques. Et elle a eu les moyens de se déployer à l’international. Avec Dailymotion, l’opérateur s’est aussi assuré une expertise technologique essentielle dans la vidéo en ligne tout en lui apportant les moyens d’un développement international.

Les grands groupes s’ouvrent aux start-up de l’ITLa démarche de corporate venture et la recherche d’innovations sont complémentaires. Ainsi les équipes de Stéphanie Hospital, directrice de la division audiences et publicité digitale d’Orange, ont détecté la société Lookout, service de sécurité dans le cloud, qui répondait à un besoin de l’opérateur. Elles l’ont signalée au fonds Orange- Publicis Venture, créé en 2012 avec Iris Capital Management, qui a investi dans la société.

Les grands comptes déploient donc toute une palette d’interactions avec les start-up, selon leur maturité et l’enjeu stratégique pour leur activité. Comme le résume Jean-François Galloüin, directeur de Paris Region Lab, qui gère les incubateurs publics franciliens et le Club Open Innovation (lire page 71), pour accéder à un grand groupe, plusieurs portes d’entrée sont possibles : la direction des achats (mais une start-up, sauf à être introduite par une autre voie, aura du mal à être référencée comme fournisseur) ; la R&D, via une association dans un pôle de compétitivité ; un fonds d’investissement corporate ou la direction de l’innovation. Cela commence par le simple coaching et l’incubation mis en place par Bouygues Telecom Initiatives pour quatre à huit start-up par an, pendant neuf mois, ou Microsoft pour une quinzaine de projets accueillis pour trois mois dans son nouvel accélérateur Spark, ouvert en avril au coeur du Sentier, ou encore Renault et JCDecaux, qui prennent sous leur aile quelques start-up d’un incubateur de Paris Région Lab. Cela peut se poursuivre par un accompagnement plus poussé : réalisation de prototypes au sein du Lab Postal, petit amorçage financier (Bouygues Telecom Initiatives). Ou par un programme sur mesure (BizSpark One) que Microsoft réserve à quelques élus.

 

Prise de participation ou acquisition

Les grands groupes s’ouvrent aux start-up de l’IT

Creatis, incubateur de jeunes pousses culturelles, est hébergé à la Gaîté lyrique, au centre de Paris. Il privilégie les candidatures liées au numérique.


Le géant du logiciel a ainsi ouvert des portes à Criteo pour son installation dans la Silicon Valley. Microsoft utilise aujourd’hui les solutions de Criteo, devenu acteur incontournable du « reciblage » de la publicité en ligne, et aussi… concurrent de Microsoft, dont la régie vend de la publicité on line. La dernière étape étant, parfois, la prise de participation ou l’acquisition, comme dans le cas de Yammer, technologie de réseau social d’entreprises, passé par BizSpark One avant d’être racheté par Microsoft.

Mais la démarche d’open innovation est souvent le préalable, tant les grands groupes ont compris qu’ils ne pouvaient pas tout faire seuls. Soit parce que ce sont des sociétés de services, comme La Poste ou Vivendi, dépourvues de R&D intégrée. Soit parce qu’ils concentrent leur R&D sur leur cœur de métier (le réseau et les boîtiers ADSL pour les opérateurs télécoms) ou sur la recherche fondamentale à long terme, en partenariat avec des laboratoires, comme Microsoft avec l’Inria ou Cambridge, pour des innovations de rupture comme l’interface de jeu gestuelle Kinect. « A l’ère du Web et d’Internet, les idées viennent de partout. Le monde technologique s’est développé de telle façon que la créativité ne peut venir que de l’extérieur », insiste Richard Hababou, directeur de l’innovation à la Société générale.

Les initiatives se multiplient pour aider les directions de l’innovation à assumer un rôle de veille et de repérage (sourcing) d’innovations pertinentes, comme le Club Open Innovation. Direction de l’innovation, fonds d’investissement corporate, direction achats s’échangent les dossiers au sein d’un même groupe. Et le sourcing dépasse souvent les frontières hexagonales : chez Vivendi, une ou deux fois par an, Sandrine Dufour, en charge de l’innovation, va rencontrer des start-up innovantes à l’international. Début 2013, elle était en Suède, après Berlin, Israël et la Silicon Valley les années précédentes.

 

Cofinancement de projet
Groupes de travail au sein de pôle de compétitivité, participation à des prix, à des conférences… autant d’occasions pour une start-up de rencontrer les grands comptes et de se faire repérer. Marion Carrette, la fondatrice du site de location entre particuliers, Zilok.com, a ainsi croisé Citroën, au moment où elle lançait OuiCar.fr. Un partenariat noué à l’occasion du lancement du véhicule électrique du constructeur, avec des avantages aux acheteurs qui mettraient leur voiture en location « nous a donné de la visibilité. Mais, insiste Marion Carrette, il vaut mieux attendre qu’un groupe vienne à vous avec un projet déjà formulé, sinon on risque d’être dévié de sa trajectoire et embarqué dans des projets à rallonge ». Le temps d’un grand compte et son mode de fonctionnement ne sont pas ceux d’une start-up.

« Travailler avec un grand groupe, c’est accepter d’avoir une quinzaine d’interlocuteurs. Et courir le risque que son sujet passe soudain au second plan pour le grand compte », témoigne Simon Baldeyrou chez Deezer France. « Une start-up travaille en mode projet quand un grand groupe applique des process longs, spécification, conception, validation… », renchérit Stéphanie Hospital chez Orange.

Avec Yseop, solution sur l’intelligence artificielle, la Société générale a cofinancé le projet jusqu’à l’expérimentation, puis le déploiement sur son site Boursorama. Forte de cette référence, la société a pu grandir. Pour Richard Hababou, « c’est la meilleure façon d’aider une start-up plutôt que d’investir en capital. Car un grand groupe peut tuer une startup, la faire changer de stratégie ».

Les grands groupes s’ouvrent aux start-up de l’ITDe fait, les start-up ne cherchent pas à se faire croquer à tout prix et le grand groupe aussi doit séduire. Cela passe par des actions de communication pour se montrer pleinement partie prenante de l’écosystème numérique et de l’innovation. C’est le sens des partenariats et des investissements de Google ou d’Orange autour du futur Grand Lieu Intégré de l’Innovation, nouveau siège de l’incubateur du Camping, de l’association Silicon Sentier, à Paris.

C’est aussi la démarche de Microsoft dont le premier niveau d’accompagnement consiste à donner à une large communauté (50 000 start-up dans le monde avec le programme BizSpark), un accès gratuit à ses logiciels, ou de façon plus restreinte à du matériel, du conseil, et un package d’outils, dont des capacités dans son cloud Windows Azure (BizSpark+). « Nous avons besoin que les entreprises de demain connaissent Microsoft et son écosystème. On ne noue pas de partenariats exclusifs, mais on espère que ces sociétés travailleront bien avec nous », explique Jean Ferré, directeur de la division plate-forme et écosystème de Microsoft France.

C’est aussi pour développer un écosystème autour de sa tablette R-Link, intégrée à ses véhicules connectés, que Renault a besoin d’aider des start-ups à développer des applications dédiées quand l’essentiel des développements se concentre sur l’OS d’Apple ou Android. Partenaires plutôt que prédateurs, c’est le message que les grands groupes veulent envoyer aux start-up.

 

 Cet article est extrait du n°3 d’Alliancy le mag – Découvrir l’intégralité du magazine

Les bonus de l'été !

Photo de Une : Gaîté Lyrique, Les Eclaireuses – MANUELLE GAUTRAND ARCHITECTURE – © PHILIPPE RUAULT