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Les territoires intelligents sont déjà bien réels

[Opinion] Le Club des partenaires, en partenariat avec Alliancy et Schneider Electric, a organisé un dîner-débat sur l’attractivité du territoire avec le numérique. Michel Sudarskis, secrétaire général de l’Association internationale de développement urbain, a ouvert le bal des tables-rondes par une opinion prospective et internationale du concept de smart city.

Secrétaire général de l’Association internationale de développement urbain (International Urban Development Association, INTA)

Michel Sudarskis, Secrétaire général de l’Association internationale de développement urbain (International Urban Development Association, INTA) lors du dîner-débat sur l’attractivité du territoire avec le numérique le 06 juin dernier.

La lecture d’articles récents – « le grand bazar du big data », « la smart city, mythe salvateur », ou « smart city, un concept inopérant » – laisse penser que l’histoire courte des smart cities est accomplie. Il serait trop long d’en partager une histoire critique en moins de 2000 mots. Allons au plus simple : une courte navigation sur la complexité urbaine et l’incertitude qui s’y rattache : complexité des enjeux, incertitudes non pas de ce qui sera mais des réponses que les acteurs industriels et ceux des territoires apportent. L’embarquement fait, nous entamerons notre navigation avec trois escales.

Embarquement

Les villes intelligentes ne sont ni un projet futur ni un mythe salvateur. Elles sont là, réelles et elles se développent rapidement, au rythme de l’expansion de l’Internet des objets et de l’impact du numérique sur les services municipaux partout dans le monde. Certes, aucune ville n’est totalement « smart » mais elles en prennent le chemin : Seattle, Helsinki, Singapour, Songdo, Milton Keynes, Barcelone, Lyon, Nice ou Bordeaux, Nairobi…

Malgré ce succès, il n’existe pas de définition unique d’un territoire intelligent ou d’une smart city ; les critères de la ville intelligente varient en fonction des pays, des sites et des acteurs qui la mobilisent, a minima c’est une variété, une variante, labellisée de système territorial (mélange et fusion des genres : résiliente, inclusive, écocité, sobre, créative, innovante…).

On peut distinguer plusieurs phases depuis l’invention de la smart city comme slogan marketing :

la phase de sensibilisation menée par les entreprises (the pitch smarter smart) avec un catalogue de services pour optimiser à la fois l’exécution des fonctions de l’urbanité telles que le trafic, la distribution d’eau, d’électricité, de gaz, et dans le même temps, ouvrir un étage plus politique en termes d’information en donnant aux édiles une capacité de pilotage.

la phase d’équipement (the race to smart) où les gouvernements locaux jouent le rôle principal (sous l’effet de programmes européens et du soutien des pouvoirs publics au développement de nouvelles filières technologiques.

– la phase les citoyens assument le rôle principal, c’est à dire l’acceptation sociale de la technologie (augmented citizen) dans la vie collective, les réseaux sociaux, les micros applications, l’élargissement de la demande aux zones rurales.

– le dénigrement de la Smart City (Smart City bashing). Les initiatives isolées, aussi novatrices ont-elles, semblent avoir atteint leurs limites, est-ce la fin du mythe ?

l’arrivée des grands acteurs du numérique dans les services urbains (Gafa City) où ces entreprises ne cachent plus leur intention se voir confier une part croissante de la gestion des villes, car ils maîtrisent les données, ressource éminemment stratégique, et leur traitement et de s’approprier une part significative de la valeur économique liée à la fabrique et au fonctionnement des villes.

– Est-ce la fin de l’histoire ?

La question de la smart city peut être abordée à deux niveaux : en tant que stratégie de développement territorial en réponse aux enjeux posés par les changements socio-économiques (les mutations / transformations) ; ou en tant qu’ensemble d’outillage permettant de réaliser cette stratégie. Nombreux sont les acteurs sur ces deux plans.

Sans éviter mais sans entrer non plus dans ce débat de la définition, mon point de départ c’est celui des politiques locales – la ville de tous pour tous – et l’utilisation du numérique pour atteindre ces objectifs.

Première escale : Renforcer l’ingénierie des collectivités pour transformer le système territorial[1]

Si l’objectif partagé des collectivités locales et des opérateurs de services urbains est de mettre le numérique au service de la production d’espaces à vivre plus fonctionnels, inclusifs, résilients et durables, le résultat est fonction de l’activité de chacun des acteurs, de l’intégration de leurs stratégies et de la performance des actifs, des atouts de la collectivité. L’existence d’une politique urbaine locale cohérente avec une ingénierie renforcée apparaît comme une condition essentielle, confirmant le rôle central des autorités locales dans la mutualisation, la gestion et la gouvernance du numérique.

Villes et entreprises se rejoignent sur la sobriété dans l’utilisation des ressources (énergie, eau, matières premières) par un ajustement plus fin de l’offre à la demande, mais aussi par l’optimisation des consommations, du fonctionnement et de la maintenance des infrastructures urbaines et des bâtiments. La donnée étant un élément central de ce nouvel écosystème. C’est tout l’enjeu technique et industriel des smart cities.

En tant qu’outils, le numérique (TIC/IA) dans les territoires apporte des solutions autant à la congestion qu’au guidage automobile, les pertes d’énergie ou les fuites des réseaux d’eau, mais elles ne résolvent pas les problèmes d’ordre systémique tels que la motorisation des déplacements, les pénuries d’énergie, la pollution, le changement climatique ou encore les inégalités sociales ou territoriales. Ces enjeux dépassent les seuls systèmes d’information et appellent avant tout la mobilisation de l’intelligence humaine, politique et sociale.

Deuxième escale : Comment anticiper dans un contexte de ruptures radicales ?

Comment agir sur les territoires dans un monde devenu de plus en plus incertain ?

Les territoires intelligents sont déjà bien réels

Pour fabriquer un projet urbain durable il faut pouvoir s’appuyer sur un imaginaire, sur un « récit » partagé par une majorité de la population ; la ville intelligente n’a pas encore produit d’imaginaire collectif (positif) ; il faut donc à la fois revenir aux fondamentaux et faire que l’offre numérique soit cohérente avec les stratégies de développement local.

Faire la prospective de la ville intelligente, c’est aussi faire la prospective des mutations et transformations de notre société. Ruptures annoncées qui sont autant de transitions et de disruptions : il s’agit de ne rien oublier de ce qui sera important. On retiendra :

  • Ruptures liées à la démographie : « le bien-vivre », vieillissement et migrations, dépendance, alimentation et gaspillage, sécurité des biens et des personnes, civilité, urbanité …
  • Ruptures liées aux mutations économiques : les effets de la mondialisation des échanges, du numérique et de la dématérialisation dans l’économie, sur la relation au travail, la nature de l’entreprise, la vie sociale et les besoins culturels ; les matériaux de base pour la construction : silice, lithium, sable, agrégats
  • Ruptures liées à l’exigence de préserver la planète : comment habiter la terre autrement, la ville en relation avec la nature, le rapport urbain rural, recyclage, biodiversité, traçabilité des produits consommés, accès à l’eau
  • Ruptures liées à l’exigence de démocratie locale et l’irruption du « pouvoir d’agir des habitants » – nouvelle citoyenneté – aux côtés de l’action publique et de l’initiative privée, équité territoriale et pauvreté, régulation urbaine par la solidarité, corruption.
  • Nouvelle économie de la ville : biens communs, financement de la construction et de l’aménagement, épargne privée et logement abordable, industrie de l’immobilier, l’informel, la précarité et la pauvreté …
  • Ruptures liées à l’innovation urbaine : une démarche collective d’innovation à toutes les échelles. La ville est projet de société

A ces ruptures, même si on peut s’interroger sur leur solidité, on ne peut répondre avec des modèles et des représentations dépassés, des normes et des indicateurs, même si les « normes » sont nécessaires dans la définition de l’action et les « indicateurs » indispensables à l’évaluation de l’action.

C’est pour cela que nous avons initié, avec l’aide de la CDC, un travail avec un échantillon de 10 villes dans le monde, comme territoires démonstrateurs de « Comment faire la ville autrement » : repérer ruptures et blocages là où l’intelligence collective peut accomplir des avancées rapides, disposer d’une grille de lecture des mutations en cours ; comprendre les dynamiques entre réalité des territoires et transformations globales, questionner les politiques et les projets de territoire, rechercher la convergence des stratégies d’acteurs, se placer sur des trajectoires d’efficacité territoriale ; interventions structurantes « peer-to-peer » sur les enjeux de mutations territoriales à différentes échelles territoriales.

Troisième escale : Qui sera l’ensemblier de ces futurs, de ces disruptions ?

Les collectivités, afin d’intégrer ces évolutions, devront s’approprier de nouvelles compétences liées à la gouvernance du numérique (notamment de la donnée) et de l’innovation en général, ainsi qu’adapter leur organisation et probablement leur culture administrative et politique. On retiendra qu’en matière d’aménagement numérique le périmètre de l’action publique évolue et s’autonomise.

Que seront les positionnement et réponses industriels au regard des principaux objectifs des territoires en matière d’intelligence locale ?

– un territoire plus efficace grâce au numérique, réduction des coûts par optimisation des flux, mieux gérer les infrastructures, les déplacements, l’environnement, les services collectifs (cantines, bibliothèques, parc de véhicules, nettoyage des espaces publics.

Les territoires intelligents sont déjà bien réelsLes territoires intelligents sont déjà bien réels – un territoire qui associe au mieux, et de façon réaliste, les citoyens depuis la conception des projets jusqu’au fonctionnement des services contribuant ainsi à la redynamisation des centres villes en engageant éventuellement les citoyens dans la co-construction des projets territoriaux, renforcement du lien avec les citoyens à travers l’information locale, la vidéosurveillance, la participation citoyenne de l’habitat au territoire, intergénérationnel, accompagnement de la vulnérabilité), l’éducation continue (bibliothèques, Mooc-massive open online course)

– un territoire sensible au mieux vivre, avec un volet sensoriel (capteurs) et une démarche politique (collaborative).

– un territoire attractif par le développement de nouveaux services aux entreprises (connections, données, marchés), 

– un territoire plus durable, qui préserve mieux les ressources naturelles et qui privilégie – à l’aide des technologies – la mutualisation, le recyclage de ces ressources et les circuits courts, plutôt que l’abondance et la duplication des infrastructures sans bonne coordination globale.

Pour réussir, il importe de lever quelques freins : manque de financement (pas encore de retour sur investissement probant pour la collectivité et les habitants), manque d’accompagnement (coûts en matière de conduite du changement) avec pour corollaire manque de compétence en interne (technique et financière).

Ce qui rend la ville intelligente dépend de la façon dont les acteurs locaux déploient des solutions intelligentes. Sans ignorer que le foisonnement et la profusion d’innovations numériques questionnent les politiques et les investissements locaux (étude Audacities).

La ville de Nice possède plus de 100 000 objets connectés répartis sur la voie publique et gérés avec des dizaines de contrats de prestataires (redondance des réseaux). Dans une optique de gouvernance « smart », « la e.capitale » veut s’associer à un industriel afin de rationaliser la gestion des contrats, avoir la maîtrise de la cyber-sécurité des systèmes, reprendre la « souveraineté » sur les données.

Débarquement

Le numérique n’est pas paré de vertus innées ; il ne faut pas sous-estimer les difficultés et les réticences, ni surestimer la place du numérique dans la production et le développement de la ville et des territoires.

Connecter les grandes fonctions urbaines pour une plus grande efficience du système urbain est une chose, connecter les habitants à leur espace urbain en est une autre, connecter les habitants entre eux est un défi d’une autre nature.

L’acceptation et l’appropriation de ces innovations par les citoyens sont d’ores et déjà des enjeux déterminants pour le développement des villes intelligentes. C’est la manière de gérer la transition urbaine qui conditionne à la fois l’accueil des technologies et l’implication des citoyens dans les projets urbains.

S’ils sont encore pour certains à l’état d’expérimentation, les divers projets, comme leur mise en système, participent d’une évolution du concept de ville. Durabilité et intelligence assises sur la data font de l’espace de vie commun un lieu d’expérimentation de la société des urbains.

Si 70 % des humains habiteront dans des zones urbaines à l’horizon 2050, notre enjeu est bien de fabriquer la ville pour tous, avec la complicité constructive d’entreprises citoyennes. Sans l’engagement d’acteurs socialement responsables, la ville connectée pour tous et par tous aura du mal à voir le jour.

[1] optimisation des acteurs et facteurs) pour atteindre plus vite (et à meilleur coût) les objectifs de développement, pour permettre aux territoires de se poser les bonnes questions, pour permettre à l’ensemble des acteurs publics, privés et citoyens d’inventer leurs réponses, pour permettre aux entreprise de trouver des marchés pour leurs services et produits