« En IA, cela fait des années que l’on devrait mieux réglementer »

Depuis plusieurs semaines, l’intelligence artificielle a pris une place encore plus visible dans les mains des internautes. Amélie Cordier, chercheuse en IA et Chief Scientific Officer au sein de Once For All, décrypte pour Alliancy, les peurs et fantasmes liées aux performances surprenantes notamment de ChatGPT. 

Amélie Cordier, chercheur en IA

Amélie Cordier, chercheur en IA

Alliancy. Selon une étude de la BBC avec Goldmann Sachs, l’intelligence artificielle pourrait faire disparaitre 300 millions d’emplois dans le monde. Quand pensez-vous ?

Amélie Cordier. Je n’ai pas la capacité de me prononcer sur ces chiffres. En revanche, ce que je peux dire avec certitude, c’est que ça transforme des emplois. On le voit depuis des années et ça ne va faire que s’accentuer. L’IA en fait probablement disparaitre, mais ça en modifie surtout beaucoup. Les compétences demandées évoluent et la vitesse à laquelle on demande aux collaborateurs de s’adapter est parfois imprédictible. 

Alliancy. L’IA va-t-elle faire augmenter le niveau de compétences global des salariés dans le futur ? 

Amélie Cordier. Cela dépend des circonstances. Dans certains cas, on demandera davantage d’esprit créatif, plus d’autonomie, plus de précision. Dans d’autres cas, nous n’aurons pas encore certaines machines au point, les tâches nécessiteront alors moins de valeur ajoutée. Mais les compétences risquent d’être différentes et vont devoir changer souvent. Prenons le cas d’un dessinateur qui faisait des affiches pour des journaux en utilisant un papier et un crayon. Aujourd’hui, des gens font des créations plus rapides, différentes, plus exploitables et de meilleure qualité avec Photoshop, Dall-E ou encore Illustrator. Le dessinateur à l’esprit créatif aura toujours du boulot s’il sait se servir de ces outils. 

Alliancy. Comment réussir à conserver la valeur ajoutée de l’être humain dans les emplois pour éviter leur disparition ? 

Amélie Cordier. C’est une question qui excite les philosophes depuis plusieurs années déjà. Les gens se les posaient au moment de la première révolution industrielle. Elles sont légitimes. Mais la réponse est difficile. L’une des surprises de l’IA est qu’elle progresse à des vitesses inattendues dans des domaines inattendus. Je pensais que l’IA irait moins vite sur la génération de texte et plus vite sur des problèmes prédictifs. On ne sait pas vraiment comment la technologie va évoluer, qui va investir dedans et à quelles fins. 

Alliancy. Progresse-t-elle plutôt en fonction de là où les investisseurs veulent aller ou alors plutôt en fonction des défis techniques ? 

Amélie Cordier. Il y a une grosse partie correspondant à l’intérêt industriel dans les investissements. Cela influence les progrès de l’IA. Mais comme toute science qui s’intéresse à des problèmes non résolus, tant que le problème n’est pas encore solutionné, on ne sait pas si cela a été facile à faire. Plusieurs personnes pensaient que la génération de texte prendrait plus de temps pour arriver là où on en est aujourd’hui. 

Alliancy. Finalement, est-il possible de prévoir l’impact à court terme de ces technologies sur les emplois ? 

Amélie Cordier. Cela va beaucoup dépendre des usages qu’on imagine. Le fait que ChatGPT ait été rendu disponible en open source avec une telle puissance, ouvre la porte aux créatifs pour imaginer des applications. Les personnes qui l’ont conçu n’ont pas forcément imaginé les applications qu’on pourrait en faire. Ils ne se sont probablement pas dit qu’on pourrait écrire des brèves à la place des humains dans des rédactions, que des professeurs pourraient l’utiliser pour trouver des variants de sujets d’examens. Tout cela, on ne l’avait pas vraiment anticipé. 

Alliancy. De nombreux entrepreneurs ou chercheurs ont signé une tribune sur le site Future of Life, demandant une pause de 6 mois sur la cherche au-delà de ChatGPT 4. Que pensez-vous de cette initiative ? 

Amélie Cordier. Je suis très dubitative. Dedans, on trouve des gens très sérieux et des gens qui s’achètent probablement une conscience. Si je l’avais vue passer, je ne sais pas si je l’aurais signée. La question que je me pose c’est : “ Pourquoi maintenant ? ”, ou plutôt : “ Pourquoi seulement maintenant ? ». La majorité des gens qui ont signé cette tribune savent depuis des années ce qu’ils écrivent. On connait le pouvoir démultiplicateur de l’IA, sa possibilité à amplifier les risques du numérique en automatisant tout un tas de choses permettant d’aller plus vite, plus loin. Tout ça on le sait. Ça me parait donc un peu hypocrite de signer cette tribune. En même temps, quel autre choix a-t-on ? Ça fait des années qu’on devrait mieux réglementer, encadrer et régir l’utilisation de l’IA et la collecte de données. Pensez-vous qu’une petite lettre postée sur ce site va convaincre les chercheurs qui travaillent sur le sujet de pointe du moment à arrêter ? Personne ne va oser arrêter ! 

Alliancy. Qu’est-ce qui les a convaincus de signer cette tribune seulement maintenant ? 

Amélie Cordier. À travers le buzz médiatique, l’ouverture de ChatGPT, la course effrénée entre Méta, Google et Microsoft, je pense qu’ils réalisent le potentiel dévastateur de l’IA sur tout un tas de sujet. Ils n’ont pas peur que l’IA se réveille un matin et se découvre un profil de Terminator avec une envie de dominer le monde. Mais ils ont bien compris les risques déjà connus et multipliés par le libre accès à ces technologies. Il y a notamment les fake news, la polarisation des réseaux, les cyberattaques, etc… 

Alliancy. L’imaginaire qui consisterait à ce qu’une IA puisse prendre le pouvoir, est-ce possible ? 

Amélie Cordier. Je n’y crois pas. Mais ce n’est pas une question de croyance, c’est une question de maturité technologique. Ce qui m’ennuie dans ce débat, c’est que ça met la poussière sous le tapis. Le vrai sujet n’est pas que demain il y ait Terminator qui vienne tuer des humains. Pendant qu’on parle de ça, on ne parle pas du monopole du privé dans le domaine de l’IA, on ne parle pas des collectes de données abusives, on ne parle pas de l’empreinte écologique et environnementale, etc… On ne parle pas de vrais problèmes. Alors que les risques sont ceux-là.  

Alliancy. Est-ce qu’un jour la maturité de cette technologie sera telle qu’une IA pourrait avoir une émotion ? 

Amélie Cordier. Quand on parle d’IA, on parle de programme informatique. Quand bien même on parle de robot physique, ce sont des machines créées par l’homme. Si on en revient à la définition de l’émotion, on ne peut pas reconnaitre scientifiquement que ces machines en soient dotées. On peut attribuer une émotion, une forme d’existence au vivant. Mais une IA est un programme. C’est un peu comme si on disait qu’en jouant à Mario, on essayait de ne pas mourir pour ne pas tuer le pauvre Mario, pour ne pas qu’il souffre. Si on meurt dans Mario, on rejoue. C’est pareil pour une IA. On peut en créer qui donnent l’illusion qu’elles sont dotées d’émotion mais si on débranche la prise du mur, ça va lui faire ni chaud ni froid et personne ne la pleurera. Il faut vraiment faire la part des choses entre les phobies et les peurs liées à la science-fiction et celles liées au fait que ce soit un domaine de recherche qui aille vite, avec un potentiel d’applications majeur. Et qui plus est, soit est piloté par des grands pouvoirs économiques majoritairement situés aux Etats-Unis, en Chine et pas beaucoup en Europe. Dans un cas ça touche la vraie vie, dans l’autre cas, celui de la science-fiction.