Le Medef et l’Essec revisitent le concept d’autonomie stratégique au cœur des crises

Au fil des crises qui marquent régulièrement la scène internationale, la définition de l’autonomie stratégique des entreprises est sans cesse revisitée. C’est pourquoi le Medef et l’Essec Business School en ont profité, lors d’une conférence ce mardi 5 avril, pour mieux la définir et rappeler que la « mondialisation heureuse » – qui a gommé nos dépendances est révolue. 

Geoffroy Roux de Bézieux et Vincenzo Vinzi à l'ouverture de la conférence sur l'autonomie stratégique des entreprises.

Geoffroy Roux de Bézieux et Vincenzo Vinzi à l’ouverture de la conférence sur l’autonomie stratégique des entreprises.

Ce début de millénaire est loin d’être un long fleuve tranquille ! Depuis l’attentat aux Etats-Unis des deux tours en 2001 en passant par la crise financière de 2008 et aujourd’hui la pandémie mondiale et le conflit en Ukraine, les entreprises sont constamment poussées à identifier les nouveaux risques auxquels elles sont exposées, que cela soit d’ordre économique, logistique, géopolitique ou encore de cybersécurité.

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C’est en ce sens que le Medef (Mouvement des entreprises de France) et l’Essec Business School ont organisé le mardi 5 avril une longue conférence sur l’autonomie stratégique des entreprises. Au programme : une définition plus précise du principe de souveraineté et d’autonomie, une identification en détail des risques systémiques actuels ainsi que la réévaluation des dépendances de nos filières industrielles au regard de la course technologique mondiale.

Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, ouvre le bal : « Le capitalisme anglo-saxon a une vision très libérale et moins protectrice sur ces enjeux, le modèle chinois revendique une liberté économique au détriment de la liberté politique et le libéralisme européen cherche toujours son modèle. » Ce nouveau modèle devrait selon lui produire de manière autonome pour être moins dépendants de pays tiers.

C’est ensuite au tour de Vincenzo Vinzi, directeur général de l’Essec Business School, de poursuivre : « Plutôt que de remettre en cause le libéralisme, il faut arriver à concilier la liberté d’investir et la mondialité. » Selon lui, il est important de décloisonner l’enseignement sur ces enjeux pour ne pas tomber dans le libéralisme sauvage, avec des actes hors-sol qui ne se soucient pas des impacts sur le vivant. 

Pour autant, ces systèmes imbriqués ne doivent pas tomber dans l’isolationnisme s’ils veulent conserver leur puissance et leur impact. C’est ce que partage Geoffroy Roux de Bézieux, pour qui il faut avant tout s’assurer de ne pas être trop dépendants d’un pays qui pourrait ne plus fournir à l’avenir. Ce dernier croit en des alliances de circonstances entre quatre ou cinq pays sur des projets stratégiques pour assurer une meilleure souveraineté.

Regards croisés sur l’autonomie stratégique

Martin Juillard, directeur adjoint à la Direction de la diplomatie économique du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, voit l’arrivée du découplage (rupture du lien entre des pays) comme flagrante depuis la présidence de Donald Trump et la stratégie de la Chine misant sur un recentrage économique et un rattrapage technologique à tous les étages. « Depuis 2008, les crises se succèdent, ajoute-t-il. De la crise de circulation des biens pendant la pandémie à la guerre en Ukraine, nous assistons à une remise en cause globale de la mondialisation par le découplage ».

Selon lui, les yeux des nations sont désormais rivés sur le contrôle de la circulation des flux et de l’espace, ce qui va à l’encontre des principes défendus par l’Europe qui opte pour un relatif équilibre entre souveraineté et liberté de circulation. D’où la nécessité de définir des règles collectives relatives à nos modes de régulation pour instaurer un « level playing field » (terrain de jeu égal).

« L’autonomie stratégique est la capacité à maîtriser nos chaînes de valeur et à préserver le bon fonctionnements des circuits, sans tomber dans l’autarcie », conclut Martin Juillard, en présentant les pistes possibles pour y parvenir : à savoir la révision de nos politiques industrielles pour prévenir les risques de concentrations verticale et horizontale ainsi que la formalisation de normes et de standards permettant de structurer l’économie de demain.

« Les crises systémiques s’accélèrent depuis l’attentat des deux tours en 2001 et la crise financière de Lehmann Brothers en 2008, précise Bruno Dupré, conseiller sécurité/défense auprès du secrétariat général du Service européen pour l’Action extérieure. Et aujourd’hui la géopolitique revient sur le devant de la scène avec la crise ukrainienne qui fait de l’Europe son terrain de jeu. »

Il est impératif selon lui de sortir de notre « innocence politique » pour prendre conscience de nos vulnérabilités et faire de la défense une volonté stratégique commune. « L’interdépendance n’est pas un problème, sauf si ce partenariat est subi et non choisi, poursuit-il. Vis-à-vis de la Russie par exemple, il faut à la fois maintenir un canal de diplomatie tout en montrant notre capacité à répondre par la confrontation ».

Première table ronde : Autonomie : Un enjeu d’entreprise

carnet industrie dsi « Il faut trouver une forme d’équilibre entre la nécessité d’être souverain et la conservation de notre ouverture aux technologies disponibles dans le monde, affirme Laurent Giovachini, directeur général adjoint de Sopra Steria, président de Syntec et co-président de la Commission souveraineté et sécurité économiques du Medef. 

Le libéralisme ne doit donc ni rimer avec « naïveté », ni avec protectionnisme. Par ailleurs, cette souveraineté n’est pas seulement l’affaire de l’Etat ; les entreprises doivent aussi s’en emparer. Pour Laurent Giovachini, cette mission passe par trois étapes : la première est le fait de ne pas devenir une « mine de données à ciel ouvert ». À ce sujet, une mention est faite au guide du Medef et de l’Afep (l’Association française des entreprises privées) sur les données sensibles que les organisations peuvent refuser de partager en cas de présence d’une loi extraterritoriale.

La deuxième étape consiste à « connaître et choisir ses dépendances ». Puisque nous ne vivrons jamais en autarcie, il faut alors être conscients que certaines dépendances sont nécessaires. En revanche, certains secteurs comme la santé devraient devenir des sujets souverains à l’image du nucléaire qui s’avère profondément régalien.

Enfin, l’offensive doit aussi être envisagée pour que les autres pays extra-européens soient aussi dépendants de nous. Il faut donc chercher à ériger nos propres leaders technologiques en favorisant autant que possible les partenariats publics-privés, notamment dans le cadre du plan France 2030. « Réindustrialiser la France serait l’occasion d’assumer notre souveraineté et de redynamiser nos filières industrielles locales tout en recréant de l’emploi dans nos territoires », conclut Laurent Giovachini.

C’est aussi ce que défend David Simonnet, président-directeur général de l’entreprise pharmaceutique Axyntis, qui juge la désindustrialisation des années précédentes comme la principale cause de perte de notre souveraineté. « C’est le fruit d’une vision naïve de la concurrence et de la prophétie “fabless” destinée à ériger des entreprises sans usines, poursuit-il. En important des produits en Europe qui ne respectent pas nos standards, nous avons dévalorisé nos propres normes ». David Simonnet déplore que 80% des médicaments distribués dans nos officines européennes soient d’origine asiatique.

Du côté de l’industrie du secteur aéronautique, du spatial et de l’armement, les dépendances sont aussi visibles. Eric Béranger, président-directeur général de MBDA rappelle l’épisode de l’opération Serval en 2013 par l’Armée française : certains hélicoptères ont été envoyés sur le terrain sans pouvoir les équiper de missiles “Javelin”, faute d’avoir l’autorisation des Etats-Unis à temps.

« Sans arme, le soldat ne sert pas à grand-chose, martèle-t-il. Il faut arrêter le bashing de l’armement – qui est passé en sourdine depuis la crise en Ukraine – et j’espère que l’industrie ne vivra pas la même chose que le nucléaire et que les gens comprendront l’intérêt pour la souveraineté ». Ce dernier considère la souveraineté comme une boussole qui permet de déterminer notre liberté de décision et d’action en fonction des dépendances à son écosystème. 

Tous ont la conviction que la réindustrialisation est une marche nécessaire vers la résilience et la création de champions compétitifs. Un projet d’envergure qui nécessitera des efforts sur la formation (à l’image du récent Campus Cyber) ou encore la protection des données (au titre de la standardisation Gaia-X ou la réglementation européenne liée au RGPD, au DSA et au DMA).

Deuxième table ronde : Risques et dépendances : Quelles stratégies ?

En introduction de cette seconde table ronde, Bruno Jacquemin, délégué général d’A3M (Alliance des Minerais, Minéraux et Métaux) a souhaité partager un message d’alerte quant à l’industrie des minerais. « L’Europe et la France sont terriblement dépendantes de l’approvisionnement en métaux, s’inquiète-t-il. Nous avons laissé tomber notre industrie métallurgique alors qu’elle va devenir cruciale notamment pour assurer l’électrification de nos moyens de transport. »

Celui-ci rappelle que la crise ukrainienne n’est pas sans impact car une grande partie du titane, du nickel ou encore du palladium provient de Russie. Même constat du côté de la Chine qui monopolise 80% des aimants permanents et 90% des terres rares. Il faudrait donc repenser l’exploitation minière en métropole et travailler sur l’amélioration de nos techniques de recyclage – notamment sur les métaux rares qui présentent le plus de lacunes. 

Antoine Perrin, directeur Stratégie, innovation et efficience achats de Schneider Electric et Président de Minalogic Auvergne-Rhône-Alpes, reprend la main et rappelle les conséquences logistiques avec l’arrêt de la machine économique chinoise pendant la première crise sanitaire. Tout l’enjeu étant de favoriser la régionalisation des chaînes de valeur pour limiter la tension sur les supply chain et identifier les stocks stratégiques à prévoir. En outre, ce dernier salue les efforts de l’Europe en matière de souveraineté sur les semi-conducteurs.

Pour Antoine Creux, directeur de la sécurité du Groupe Société générale, la priorité se joue aussi sur le terrain cyber : « La résilience consiste à encaisser les crises, tout en ayant anticipé quelles activités stratégiques sont à protéger en cas de cyberattaque d’envergure ». Nassima Auvray, Directrice Stratégie & Marketing, Solution Cloud de Confiance d’Orange Business Services, poursuit ce raisonnement en défendant l’idée que les données sont aussi stratégiques que le gaz, le pétrole ou encore les produits pharmaceutiques.

Pour elle, l’Europe a des cartes à jouer sur le volet cloud ; autant sur le volet de la régulation, de l’innovation et de la coopération. Il y a énormément de savoir-faire sur la data, l’intelligence artificielle, la sécurisation des données et la blockchain et tout l’enjeu est de développer des hubs sur des verticales précises. Elle cite par exemple le projet Agriconsent, une application de gestion des consentements agricoles, né d’un partenariat entre Orange, IN Groupe et Agdatahub,

Troisième table ronde : Se positionner dans la course technologique mondiale

La dernière table ronde est destinée à identifier les secteurs d’avenir qui peuvent permettre à la France et l’Europe de tirer leur épingle du jeu au niveau mondial. Thierry Tingaud, vice-président Electronique de la Fieec et président du CSF Industrie électronique, évoque le domaine des composants électroniques qui a remplacé « le pétrole des années 1970 ». Il félicite le plan Nano 2022 du gouvernement qui s’inscrit plus largement dans le projet européen IPCEI (Important Project of Common European Interest) résultant d’un accord entre la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie).

Alors que la Chine a lancé un grand plan sur les semi-conducteurs à 165 milliards de dollars, les Etats-Unis à environ 52 milliards et la Corée du Sud à 65 milliards, l’Europe a suivi cette tendance avec 43 milliards d’euros pour son “European Chips Act”. Et puisque nous ne pouvons rattraper notre retard sur tous les plans, Thierry Tingaud propose de capitaliser sur nos forces comme par exemple notre fourniture de composants électroniques pour l’industrie automobile.

Pour Emilie Mouren-Renouard, membre du Comité exécutif d’Air Liquide et co-présidente de la Commission souveraineté et sécurité économiques du Medef, il est nécessaire d’encourager les mécanismes européens et français qui permettent aux entreprises de collaborer ensemble et de développer des filières industrielles dans nos territoires. « La France doit absolument avoir la carte “hydrogène” en main car elle va jouer un rôle clé dans le paysage énergétique mondial », estime-t-elle.

Cette dernière évoque enfin la nécessité de créer plus de passerelles entre la recherche publique et privée – « comme aux Etats-Unis » – pour maintenir notre place dans la course technologique. Et une fois que ces maillons industriels ancrés dans nos territoires seront opérationnels, encore faut-il prévoir d’accélérer la formation d’une main d’œuvre qualifiée pour que la production réponde aux promesses européennes en matière d’autonomie stratégique.