« Nous visons 15 à 20 % de gains de productivité pour les équipes tech d’Edenred »

 

Philippe Doublet est le directeur général Technologie d’Edenred depuis 2025 et membre du comité exécutif du groupe, spécialisé dans les systèmes de paiement à usages spécifiques pour les entreprises, les salariés et les commerçants. Il témoigne des profonds changements qui font d’Edenred un champion de la tech.

 

Face aux évolutions du marché, diriez-vous que le métier d’Edenred a changé ?

 

Notre métier se diversifie de plus en plus. Dans une logique BtoBtoE (« business to business to employee », NDLR), nous proposons des moyens de paiement fléchés, qui permettent à 60 millions d’employés de consommer au sein d’un réseau de deux millions de commerçants dans le monde. La plus grande évolution que nous ayons connue est que notre produit est devenu entièrement technologique. C’est pourquoi, au-delà de notre système d’information interne, mon organisation a aussi la responsabilité, conjointement avec nos équipes produits, de tout notre développement produit, c’est-à-dire notre R&D. Contrairement à d’autres entreprises, nous ne scindons pas ces sujets en deux entités distinctes. Au total, cette direction Technologie représente 3500 personnes, internes et prestataires.

 

Comment l’évolution du rôle de la tech dans l’entreprise est-elle perçue par le Comex ?

 

La gestion de la disponibilité au quotidien, la sécurité et la conformité ne sont plus les seuls points qui donnent une voix à la tech au Comex. Aujourd’hui, nous parlons plus encore de sujets stratégiques liés au développement produit, à la data et à l’IA. Cela vient d’une évolution profonde : il y a 10 ans, le groupe était très décentralisé et peu digital. Aujourd’hui, il est perçu comme une véritable entreprise technologique… Les sujets de transformation de notre fonctionnement tech ont donc été placés au cœur des priorités. Depuis 5 ans, nous sommes passés à une organisation agile à l’échelle et avons mis en place des usines logicielles. Nos équipes métier et tech travaillent de manière unifiée. Pour chacune de nos lignes de business, la dynamique entre le chief product officer et le chief technology officer crée une tension positive sur tous nos sujets de transformation numérique. C’est très sain.

La tech est désormais perçue comme un levier stratégique. Ce qui m’a le plus marqué depuis mon arrivée, c’est que la tech n’est jamais considérée comme une simple fonction support chez Edenred. Dans mes précédentes entreprises, c’était inévitable… Ici, la mue a été opérée depuis plusieurs années : la fonction Product & Tech est vue comme un business à part entière, avec son P&L, etc. Au sein du Comex, il y a de plus une compréhension globale de ce qu’est la tech aujourd’hui, que ce soit en matière de cloud, de cybersécurité ou de réglementations numériques. Cela permet d’avoir des discussions approfondies. Nous échangeons par exemple sur la convergence de nos plateformes APIsées, par ligne de métier, mais aussi sur les modules mutualisables ou non. Ce sont des débats techniquement pointus ! Il n’y a pratiquement plus de sujet où la technologie n’est pas évoquée au Comex.

 
What's next, CIO ? - ETUDE « Le portrait-robot du CIO "AI ready" pour 2026 »
 
 

Quels sont vos chantiers en matière de data et d’IA ?

 

Nous avons construit une « global data platform » basée sur Databricks, que nous alimentons au maximum. Elle permet de couvrir des usages variés, allant du Power BI classique à l’IA pour prédire le churn ou le cross-selling. Notre objectif est d’aller maintenant plus loin. Au Brésil, par exemple, nos équipes sont pionnières, avec un niveau de compétence et de créativité élevé : elles tracent la voie pour de nouveaux usages. Le groupe a en effet un esprit très entrepreneurial. Nous laissons donc mûrir beaucoup d’idées localement avant de les passer à l’échelle à un niveau global. Nous utilisons déjà l’IA pour la prévention des fraudes et la détection de comportements anormaux… Côté relation client, l’IA générative améliore la productivité de nos customer care centers. La Tech se réinvente aussi autour de l’IA : elle ne se contente pas de la mettre au service des métiers. Nous visons 15 à 20 % de gains de productivité pour nos équipes tech, car il faut accélérer nos time-to-market et le développement des fonctionnalités de nos produits.

 

À quel point jugez-vous que l’IA va disrupter les compétences et le recrutement de vos équipes tech ?

 

Il faut rester très humble, car beaucoup d’inconnues subsistent. Nous allons assister à un bouleversement important dans les compétences requises. Cela soulève des questions difficiles mais passionnantes sur la formation, les parcours de carrière, la formation des futurs seniors, architectes par exemple, alors que les missions habituellement remplies par les juniors auront été largement remplacées par l’IA. Quand je discute avec de jeunes développeurs, ils m’expliquent généralement qu’ils écrivent eux-mêmes leur code et qu’ils utilisent l’IA pour les challenger sur sa qualité et le tester. Mais que cette dynamique pourrait évoluer rapidement. J’échange régulièrement avec les grands éditeurs de logiciels et ESN, pour comprendre leur expérience en la matière. Je pense qu’ils ont beaucoup à nous apprendre, notamment sur la mesure et l’amélioration de la productivité et sur la gestion du changement dans les équipes techniques. Ces questionnements sont très importants à mes yeux, d’autant que chez Edenred, notre taux de compétences en interne est de 65%, ce qui nous permet de maîtriser pleinement la tech. Même quand nous externalisons pour accélérer sur une innovation, nous réinternalisons ensuite, surtout pour les postes experts.
 
IA, cloud, cyber... Quelles compétences au cœur de la stratégie des directions informatiques ? 
 
 

Quelles sont les grandes orientations du marché que vous surveillez actuellement ?

 

Le vendor lock-in nous préoccupe au plus haut point, notamment la dépendance croissante aux hyperscalers et aux éditeurs de SaaS. Le problème n’est pas tant d’acheter des modules supplémentaires, mais plutôt le risque de perte de maîtrise des données et l’adhérence des outils dans nos systèmes. Il est vrai que la tentation est forte d’adopter des solutions « clés en main », totalement intégrées, pour simplifier les usages et accélérer les transformations. Mais l’expérience nous a appris que cela peut complexifier fortement les renégociations contractuelles. Dans ce contexte, je demande à mes équipes d’être les plus agnostiques possible vis-à-vis du cloud. Nous sommes aujourd’hui chez AWS et Azure, mais nous devons préserver notre capacité à changer si nécessaire. Il faut être crédible quand nous abordons la réversibilité avec nos fournisseurs. C’est une discipline que nous devons renforcer, d’autant que l’IA rendra ces enjeux encore plus critiques.

Le débat est vif, aussi bien dans l’écosystème qu’au sein de mes équipes : faut-il s’appuyer sur des plateformes larges ou privilégier des solutions indépendantes à intégrer nous-mêmes ? Le coût d’intégration en termes de projet et d’interfaçage est-il supérieur au risque de dépendance vis-à-vis d’un seul éditeur ? Ce n’est pas une question simple. Je suis particulièrement méfiant quand le verrouillage concerne les données elles-mêmes. C’est pourquoi beaucoup de nos plateformes restent « faites maison ». Ce qui est certain, c’est que ce sujet des dépendances est devenu stratégique : il est discuté au Comex, et j’en parle directement avec le PDG.

 

Quels autres combats souhaitez-vous mener dans les mois à venir ?

 

Le recrutement et la fidélisation des compétences qui porteront l’entreprise demain. Nous avons engagé un travail de fond sur la gestion des talents, des parcours et des carrières. Sur la base de référentiels, nous définissons désormais mieux nos postes tech et leurs chemins de progression, avec une filière management et une filière experte. « Si je vise ce poste, quel parcours de formation et de carrière dois-je suivre ? Quelles sont les hard skills et soft skills à acquérir ? » Nous aidons à répondre à ces questions et à orienter les talents, tout en leur offrant des opportunités de mobilité internationale et transverse. Et en parallèle, en devenant une « fintech » dans nos modes de travail et nos projets technologiques, nous gagnons en attractivité. Preuve en est : en Roumanie, nous avons récemment constitué une équipe de 300 personnes à Bucarest, et nous avons constaté que notre marque était bien identifiée comme « tech » et attractive.