Le “CHIPS Act européen” promet de restaurer la capacité industrielle du continent dans les semi-conducteurs. Mais entre ambitions politiques et contraintes économiques, la reconquête risque de se jouer à la marge… et au milliardième de millimètre. Le (vieux) géant est-il en train de se réveiller ?
L’Europe a mis du temps à comprendre que les puces électroniques étaient son talon d’Achille. Pendant des décennies, elle a cru pouvoir se spécialiser dans la recherche, le design ou les machines-outils, laissant la production de masse à l’Asie et aux États-Unis. L’illusion a volé en éclats au lendemain du Covid, quand l’industrie automobile – fleuron européen s’il en est – s’est retrouvée paralysée faute de microcontrôleurs.
Cet épisode a servi d’électrochoc. Du jour au lendemain, la pénurie de semi-conducteurs a mis en lumière la dépendance du continent à des chaînes d’approvisionnement globalisées et fragiles. Depuis, les annonces se multiplient : Intel en Allemagne, STMicro et GlobalFoundries en France, TSMC à Dresde, Infineon qui agrandit ses capacités… Le réveil est réel, mais tardif. Car, derrière la communication triomphante, la réalité est plus nuancée : l’Europe ne produit aujourd’hui qu’environ 8 % des semi-conducteurs mondiaux, contre près de 40 % au début des années 1990.
Et ces 8 % concernent essentiellement des technologies dites “matures” — les puces de 28 à 90 nanomètres —, loin des 3 ou 5 nanomètres qui équipent smartphones et serveurs d’intelligence artificielle. Bref, l’Europe n’est pas absente de la carte, mais elle joue encore dans la deuxième division.
Une souveraineté subventionnée
Pour inverser cette tendance, Bruxelles a sorti le grand jeu. Avec le European Chips Act, doté de plus de 43 milliards d’euros, l’Union veut attirer les investissements étrangers, stimuler la recherche et surtout recréer une filière industrielle complète, de la conception à l’assemblage.
Cette approche marque un tournant politique majeur. Pendant des décennies, l’Europe s’est contentée de financer la R&D, laissant la logique de marché déterminer où produire. Désormais, elle assume une stratégie industrielle, assumant les subventions massives – longtemps taboues – comme levier de souveraineté.
Mais la stratégie a ses limites. Subventionner ne suffit pas à recréer un écosystème. La fabrication de semi-conducteurs repose sur une alchimie complexe : compétences rares, effets d’échelle colossaux, capital patient et, surtout, continuité politique. Or, ces trois ingrédients manquent cruellement à l’Europe. Les ingénieurs qualifiés sont rares, les projets doivent composer avec une bureaucratie lourde, et les cycles électoraux menacent la cohérence des plans industriels.
Le risque est donc clair : financer des usines sans marché domestique capable de les faire tourner. Une souveraineté subventionnée, sans stratégie commerciale claire, pourrait vite se transformer en mirage technologique.
Le piège du réalisme
L’Europe se trouve dans une situation délicate : elle veut rivaliser avec les États-Unis et la Chine, mais sans renoncer à ses principes de concurrence ni à ses équilibres budgétaires. Résultat : la lenteur administrative européenne contraste avec la rapidité d’exécution asiatique.
Aux États-Unis, le CHIPS and Science Act a déjà permis le lancement de dizaines de projets industriels en moins de deux ans. En Chine, le gouvernement mobilise l’appareil d’État, les banques publiques et des consortiums semi-privés pour accélérer la production locale. En Europe, chaque décision passe par un empilement d’autorisations nationales et communautaires, d’appels à projets et de validations politiques.
Le réalisme économique plaide pourtant pour une approche plus agile. Il ne s’agit pas de copier les modèles américain ou chinois, mais d’accepter qu’une politique industrielle exige des compromis. L’obsession de la conformité pourrait tuer dans l’œuf l’ambition de souveraineté. L’Europe a le savoir-faire scientifique, les équipementiers (ASML en tête) et les talents. Ce qu’il lui manque encore, c’est la capacité à trancher vite et à exécuter longtemps.
Le vrai défi : une chaîne à repenser
Produire des puces n’est qu’un maillon de la chaîne. Le véritable enjeu est de maîtriser l’ensemble du cycle de valeur : conception, matériaux, packaging, test, logistique et recyclage.
Aujourd’hui, même si une usine TSMC sort de terre en Allemagne, la gravure la plus fine restera concentrée à Taïwan, et l’assemblage final sera souvent réalisé en Malaisie ou au Vietnam. La dépendance ne disparaît pas : elle se déplace.
L’Europe pourrait pourtant s’appuyer sur ses points forts — notamment dans les équipements de lithographie, où ASML domine le monde, et dans la chimie des matériaux, domaine où BASF ou Solvay restent puissants. Elle dispose aussi de compétences en microélectronique de puissance, essentielle pour les véhicules électriques et les réseaux énergétiques. Ces segments pourraient devenir les piliers d’une stratégie différenciée : plutôt que de courir après TSMC, miser sur ce que l’Europe sait déjà mieux faire.
Le temps long comme seule boussole
La bataille des semi-conducteurs se gagnera sur la durée. Chaque usine nécessite des années de construction, des décennies d’amortissement et une stabilité politique rarement observée sur le continent. Le Japon, qui a lui aussi relancé une politique de souveraineté industrielle, a mis plus de dix ans à retrouver une position solide dans la chaîne mondiale.
Pour l’Europe, l’enjeu dépasse la simple production. Il s’agit de redevenir une puissance technologique capable de concevoir, fabriquer et exporter. Cette ambition suppose un effort concerté entre États, industriels et investisseurs, mais aussi une vision de long terme – ce que l’Union peine encore à imposer.
La souveraineté ne se mesure pas au nombre d’usines inaugurées ni aux rubans coupés devant les caméras, mais à la capacité à produire ce qu’on conçoit et à concevoir ce qu’on produit. Tant que l’Europe achètera ses microprocesseurs comme elle achète son pétrole, elle ne fera que déplacer sa dépendance.
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