Quand vos fournisseurs vous disruptent, transformez les en clients !

Le 12 septembre dernier, le canadien Dapper Labs annonçait une levée de fonds de 11 millions de dollars. Mais les investisseurs n’ont pas particulièrement acheté le jeu d’élevage de « cryptokitties » de l’éditeur de jeux: des chats virtuels que l’on peut faire se reproduire, échanger, collectionner, customiser – pardon, élever, etc…

Jeu d’élevage de « cryptokitties »

Jeu d’élevage de « cryptokitties »

En effet, avec un volume quotidien de transactions de l’ordre de 1000 par jour depuis le début de l’année pour un chiffre d’affaire de 75 000 dollars au mois d’Août 2019, on n’a pas assisté au succès planétaire qu’auraient pu augurer les 3 millions de dollars réalisés par le jeu le 9 décembre 2017, son record 15 jours après son lancement.

Mais il se trouve que Dapper Labs revendique avoir été le premier éditeur à proposer un jeu basé sur la blockchain : toutes les transactions des joueurs sont enregistrées sur une blockchain, en l’occurrence l’Ethereum, qui sert également de monnaie d’échange. Les chats virtuels survivront ainsi à leur éditeur même si ce dernier disparaît, ce qui est un vrai différentiateur par rapport à d’autres jeux en ligne et illustre un nouveau paradigme émergent : la fin des écosystèmes fermés. Ce que le client achète dans un écosystème donné est utilisable sans l’écosystème.

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Cependant, les blockchains ne supportent pas très bien le passage à l’échelle, c’est-à-dire la multiplication des transactions ou « contrats ». La raison en est l’essence même des blockchains, le fait qu’elles soient distribuées sur un grand nombre de serveurs (les nœuds). Si cette architecture leur assure l’inviolabilité et la permanence (le même contrat est recopié sur un très grand nombre de nœuds), elle a en revanche un coût certain en délai de réaction : Bitcoin exécute en moyenne 4,6 transactions par seconde, temps nécessaire pour qu’elles soient visibles sur les 10 000 nœuds de son réseau, quand Visa en exécute 1700 dans la même seconde. Conséquence pratique, le jeu Cryptokitties de Dapper Labs a créé un embouteillage monstre de transactions en attente de validation sur la blockchain Ethereum aux plus beaux jours de son lancement fin 2017.

Or, si la rareté et l’exclusivité sont vénérées dans les médias, il s’agit bien évidemment des contenus, pas des interactions avec les spectateurs, utilisateurs ou joueurs, que l’on souhaite au contraire le plus fréquentes possibles, signe d’une audience solide.

Deux ans plus tard, l’équipe de Dapper Labs est donc fière d’annoncer FLOW, une nouvelle blockchain beaucoup plus efficace en temps de traitement, potentiellement bien mieux adaptée à l’enregistrement de très grands nombres de transactions liées à une audience, et pas seulement celle des éleveurs de chats virtuels : Flow est ouverte à toutes les « dapps », les applications décentralisées . C’est sur ce projet que s’est faite la levée de fonds, dans laquelle on trouve… Warner Music.

Avec cet investissement, l’objectif de Warner Music est bien plus large que celui de Sony Music lorsqu’il avait déposé un brevet en octobre 2018 pour gérer les droits numériques avec une blockchain. Car l’enjeu est de taille.

Depuis le milieu des années 2000 en effet, la révolution digitale a laminé les acteurs de la musique sur leur activité physique traditionnelle de vente de disques. S’ils commencent à remonter la pente depuis 5 ans et l’avènement du streaming (qui est devenue la principale source de revenus de Warner Music en 2017), il est probable que l’histoire ne s’arrête pas là, et qu’il faille prêter attention au risque croissant de désintermédiation, quand les meilleurs artistes choisissent de se passer d’eux:

répartition des ventes d'albums musicaux

(source Music Business Research)

Madonna n’avait-elle pas quitté avec fracas la Warner en 2007 pour Live Nation, un organisateur d’évènements qui enregistre aussi ses albums ?

Avec ce « transfert », Madonna avait montré le changement de valeur d’usage de la musique : collectionner des CDs ne fait plus frémir grand monde, alors qu’aller à un concert est toujours aussi captivant pour le spectateur… et beaucoup plus gratifiant pour l’artiste, que ce soit dans l’échange avec le public ou dans le chiffre d’affaire qui lui revient. En donnant plus d’espace de communication aux artistes, en facilitant l’écoute de leurs œuvres, en leur permettant d’établir des liens directs permanents avec leur public, les technologies digitales ont disrupté le secteur de la musique alors majoritairement constitué des ventes physiques de disques. Elles ont redonné – sorte de vase communicant – toute sa valeur à la relation directe entre l’artiste et ses fans, dont l’apothéose est le concert et l’écoute numérique sa promotion.

Madonna est célèbre, comme l’était son précurseur en matière de gestion de la relation avec les Majors : David Bowie qui dès 1996 sortait son premier single sur Internet, et a sorti tous ses albums après 2002 avec son label indépendant Iso Records. Mais que se passerait-il si tous les artistes, ayant tous au 21ième siècle leur quart d‘heure de célébrité si l’on en croit Andy Warhol, montraient des velléités d’indépendance ?

Comment se positionner dans ce nouveau monde où la relation artiste – major ne remplit plus les critères de la classique relation fournisseur-distributeur ? Il faut peut-être chercher des éléments de réponse dans l’autre segment des ventes de Warner en croissance ces 5 dernières années : le management des artistes et le merchandising.

 

graphique des ventes de warner

(source Music Business Research)

graphique des ventes de warner

(source Music Business Research)

Les Majors expriment ainsi leur nouveau positionnement : être les partenaires des artistes pour les aider dans leurs relations avec leurs fans. Dans un monde de plus en plus décentralisé, elles ne peuvent plus prétendre au rôle d’intermédiaire qui était le leur pendant tout le 20ième siècle. Mais elles peuvent fournir des outils pour aider les artistes dans leurs échanges avec le public, y compris les échanges rémunérateurs comme le merchandising. La blockchain Flow apparait ainsi comme l’outil idéal pour tracer et entretenir une communauté de fans actifs, également clients directs de leurs stars favorites. Quel que soit le label de ces dernières.

Dans le monde digital, le nouveau Graal pourrait ne plus être la taille du catalogue et le nombre de disques d’or, mais bien l’identification de la pièce du puzzle qui permet le  « winner takes all ». Un autre changement de paradigme où l’on voit ses fournisseurs historiques devenir ses clients.