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Sophie Flak (Eurazeo) : « Les entreprises du numérique sont encore souvent coupées de la réalité concernant leur impact environnemental » 

 

Membre du Conseil national du numérique, Sophie Flak est Corporate Social Responsability and Digital Director de la société d’investissement Eurazeo. Elle partage sa vision de la prise de conscience progressive des entreprises « à forte dimension numérique » sur leurs responsabilités environnementales et sur les pièges de ces réflexions émergentes.   

Alliancy. La question d’un numérique responsable est-elle abordée différemment aujourd’hui ?

 Sophie Flak est Corporate Social Responsability and Digital Director de la société d’investissement Eurazeo

Sophie Flak est Corporate Social Responsability and Digital Director de la société d’investissement Eurazeo

Sophie Flak. Il y a sans doute eu un changement dans le périmètre pris en compte quand on parle de ce sujet. Les thèmes placés sous la notion de « numérique responsable » sont beaucoup plus nombreux et variés, ils sont à la fois économiques, sociaux et environnementaux. En particulier, la question environnementale a été très fortement remise au centre du débat ces dernières années.

C’est d’ailleurs pour cela que le Conseil National du numérique lance en partenariat avec Syntec numérique et le Cigref, le manifeste Climate Tech’Care vis-à-vis des entreprises ayant une forte dimension numérique. Celle-ci les invite à reconnaître et mesurer leurs impacts sur l’environnement, préalable indispensable pour pouvoir ensuite les réduire ; autrement dit à passer une toute première marche en admettant qu’il y a un problème à régler. 

Est-ce que cela ne va pas de soi ? 

Sophie Flak. On pourrait le penser, mais il faut mettre en évidence que le secteur des entreprises du numérique au sens large est encore souvent coupé de la réalité à ce niveau. Et les chiffres peuvent paraître trompeur quand on les regarde de trop loin. Ainsi, la dernière étude Green IT pointe que le numérique est responsable de moins de 5% des émissions de CO². Mais il ne s’agit que d’une moyenne au niveau mondial…

En prenant en compte le style de vie européen par exemple, l’empreinte est proche de 20% du ‘’budget’’ carbone annuel d’un individu, si l’on souhaite rester dans une trajectoire d’émission compatible avec les engagements de la COP 21. Pour ma part, j’ai commencé à travailler sur ces sujets en l’an 2000, je ne m’attendais pas à ce que l’on en parle encore de cette façon, 20 ans plus tard. Heureusement les lignes commencent à bouger.  

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Ce sujet est une priorité ? Vous aimeriez rencontrer la personnalité interviewée ? Vous souhaiteriez partager votre expérience sur le sujet ?

De quelle façon ? 

Sophie Flak. Les professions du numérique doivent apprendre à mesurer leurs impacts de façon concrète et surtout en évitant de tomber dans le piège de la simplification excessive. Nous devons aller au-delà du calcul de la consommation électrique des datacenters et de leurs systèmes de refroidissement, pour mesurer l’ensemble de l’empreinte – de la conception à l’usage, sans oublier la fin de vie -, quand on est un éditeur de logiciel ou fabricant de matériel par exemple. Cela passe cependant par beaucoup de formation et le développement d’un état d’esprit où le discernement et l’éco-conception sont bel et bien intégrés dans la réalisation de services numériques… Intégrer les enjeux RSE dans son activité professionnelle ne relève pas de l’intuition ni du seul bon sens. Il est indispensable de se former pour agir de manière efficace. 

Pourquoi ce dernier point vous parait-il aussi important ? 

Sophie Flak. Pour les entreprises avec une forte composante numérique les modalités d’action pour réduire leur impact environnemental sont nombreuses, mais le diable se cache dans les détails. En effet, trop souvent, ce n’est pas toute la chaine qui est prise en compte. On se concentre sur son activité et on oublie celles en amont ou en aval. Il est très facile de déporter le problème sur d’autres, voir de créer une situation pire pour des parties prenantes de son écosystèmes, plus éloignée dans la chaîne de production. 

Est-ce de cette façon que vous abordez la question au niveau de vos actions chez Eurazeo également ? 

Sophie Flak. Il est clair qu’il y a une responsabilité forte des investisseurs et des actionnaires sur la question quand il s’agit de déterminer dans quelles entreprises investir. Le point de départ consiste à « injecter de la RSE » dans toutes les décisions d’investissement. Cela doit devenir un réflexe et un point de référence. Mais nous avons aussi une responsabilité sur l’anticipation des problématiques de long terme. Nous devons mettre en avant notre compréhension du marché et notre expertise pour regarder à 20 ans les possibilités de disruption des modèles qui sont en train de se mettre en place. Cela est particulièrement vrai dans les activités du numérique pour les questions de sourcing des matières premières, la durabilité des choix réalisés autour de l’IoT par exemple ou encore l’éthique dans l’utilisation des data ou dans la conception des modèles d’IA. 

Avez-vous des exemples récents qui montrent cette évolution dans vos choix ?  

Sophie Flak. Ils sont de plus en plus visibles. Ainsi, nous avons dû récemment étudier une entreprise avec de très nombreux sites physiques en Europe. Et nous avons pu voir qu’ils étaient tous très pollués… mais surtout qu’il y avait une incapacité à mesurer clairement les coûts d’une dépollution. Il nous était impossible de soutenir une telle entreprise. De la même façon, nous nous assurons aussi de la compatibilité entre cette notion de responsabilité et le patrimoine technologique au sens large de l’entreprise. Les analyses sous le prisme de la cybersécurité se sont généralisées, de même que celles sur la viabilité des modèles de gestion de la donnée. Nous travaillons avec un data « éthiciste » sur ces questions, car une double question se pose à nous en permanence. Veut-on être actionnaire de telle ou telle activité basée sur l’exploitation de données, a priori à caractère personnel, sur le plan éthique ? Et eut-égard de l’évolution des pratiques, des réglementations et des états d’esprit, ces business models à la mode seront-ils vraiment durables ?