Stephan Samouilhan et Thomas Alix – E-Commerce en Chine : think local, act local

Stephan-Samouilhan, Vice-Président Digital Commerce du Groupe Keyrus & Thomas Alix, Directeur e-Commerce et digital de Keyrus China

Alors que le marché en Europe est en route vers la stabilisation, l’e-Commerce chinois continue à afficher des taux de croissances spectaculaire. Cette vitalité devrait s’accélérer dans les prochaines années, grâce à un écosystème performant et à des consommateurs « digital oriented ». Les distributeurs et marques, notamment occidentales, peuvent y trouver un relais de croissance majeur, à condition de savoir s’adapter au contexte local et aux enjeux spécifiques de ce marché. Tour d’horizon du « e-Commerce made in China », des opportunités qu’il recèle… et des pièges à éviter.

 

 

TOO BIG TO IGNORE
L’année 2013 aura été marquée par un bouleversement majeur : la Chine est devenue le premier marché mondial du e-Commerce, dépassant les Etats-Unis, avec un CA total d’environ 220 milliards de dollars. Si la taille du marché (1,3 milliards de consommateurs) y contribue, elle n’explique pas tout : le taux de pénétration du commerce en ligne est élevé, supérieur à 6%, signe d’une appétence réelle pour les canaux en ligne1. Surtout, la croissance sur les prochaines années reste prometteuse, avec des prévisions 2015 supérieures à 500 milliards de dollars de vente en ligne… Au-delà des chiffres, la croissance est clairement centrée sur cette partie du monde : entre 2009 et 2012, elle a été en moyenne de 70% en Chine, quand elle n’a été que de 13% aux Etats-Unis… 2

A côté d’acteurs locaux, de nombreuses marques ou distributeurs occidentaux ont déjà ouvert en propre des activités en ligne, qu’il s’agisse (quelques exemples), de L’Oréal, Lane Crawford, Uniqlo, Zara, Clarins, Cache Cache, Asos, Amazon… D’autres acteurs privilégient la voie de l’association avec des partenaires locaux sous forme de prise de participation, à l’image de Walmart avec Yihaodian dans l’alimentaire, de Neiman Marcus avec Glamour Sales ou de BestBuy avec FiveStar dans les produits électroniques. Quel que soit le mode retenu, on peut parler d’une vague depuis deux ans, et qui devrait se poursuivre voire s’amplifier cette année, à en juger par quelques projets récemment annoncés (Gap, H&M…).

Si des positions significatives ont déjà été prises par des acteurs locaux ou internationaux, le marché reste encore ouvert, dans un contexte marqué par une forte fragmentation. Les 20 premiers distributeurs ne représentent en effet que 20% de part de marché en Chine (online et offline), quand ce chiffre est au minimum le double en Occident. Une opportunité supplémentaire de se positionner, d’autant que l’attrait pour les marques occidentales est réel et souvent gage de confiance.

La performance des infrastructures chinoises nécessaires au commerce omni-canal facilite ce développement : qu’il s’agisse de la logistique, désormais très performante, voire meilleure parfois qu’en Occident3 (dans les très grandes villes, la livraison le jour même tend à devenir un standard ; pour les villes plus reculées, tous les gros acteurs e-Commerce investissent actuellement massivement pour développer des plates-formes logistiques assurant un delivery à la hauteur), des systèmes de paiement, d’hébergement ou de support client, les capacités sont de bon niveau, permettant de bien gérer le trafic et les volumes à traiter. Seule contrainte : une forte localisation, notamment en matière d’hébergement, pour ne pas subir les contraintes du Great Firewall chinois (les performances des sites qui ne sont pas hébergés en Chine sont sensiblement dégradées).

LE DIGITAL EN CHINE : UN MARCHE REELLEMENT… CHINOIS
Réussir sur le marché chinois n’est cependant pas simple et demande constance et surtout sens de l’adaptation. Le marché et les habitudes digitales sont largement différents et nécessitent d’être pris en compte, sous peine de manquer sa cible. Quelques échecs récents en témoignent…

En premier lieu, en matière de numérique, la Chine est une autarcie : elle s’est construite à côté du reste du monde, donnant naissance à une industrie numérique essentiellement chinoise. En Chine, Amazon s’appelle donc Tmall, Google se dit Baidu, Facebook se prononce Sina Weibo, et Paypal se dit Alipay ! Le bilan global est d’ailleurs éloquent, puisque la Chine est le seul pays, avec les Etats-Unis, où les leaders numériques sont locaux : parmi le top 25 des audiences en ligne, 92% sont opérés par des acteurs chinois… quand ce pourcentage s’élève à seulement 36% en France.

Cette prédominance des acteurs locaux se double de particularités dans la manière dont les chinois vivent leur rapport au digital :

  • La société de consommation chinoise est récente : les chinois ont pour beaucoup découvert la consommation… en même temps qu’Internet. Le réflexe online est donc très largement diffusé et est de fait naturel, qu’il s’agisse de comparaison de prix ou d’information produits.
  • L’internet est vécu comme un espace majeur de socialisation, pour des raisons notamment culturelles : le modèle de l’enfant unique impose une recherche de socialisation hors du cercle familial, ce que permettent notamment les réseaux sociaux.
  • La confiance est également fortement associée à internet, car le digital est vu d’abord comme un espace horizontal d’échange entre individus, préférable à la communication descendante des marques ou des autorités, envers lesquelles la défiance existe. D’où l’intensité des échanges sur les médias sociaux, qui permettent aux consommateurs, entre pairs, de s’informer, échanger… avant de passer à l’achat.

DU SOLOMO AU SOGLOMO
Si le rapport culturel au numérique est différent, les habitudes des consommateurs le sont également largement. Le e-Consommateur chinois est Social, Global, Mobile :

  • Social, avec un poids des réseaux sociaux plus important que partout ailleurs dans le monde. Plus de 90% des usagers Internet ont au moins un compte sur un réseau social, et 40% d’entre eux postent ou lisent des notes et commentaires ! Une marque étant souvent d’abord évaluée digitalement, il est donc clé de donner une bonne image aux consommateurs sur les réseaux sociaux, en donnant une impression qualitative et en étant présent sur tous ces réseaux de manière active. Un coût significatif mais incontournable pour qui veut se développer sur ce marché
  • Global, parce que les consommateurs chinois passent d’abord par des places de marché multimarques pour acheter en ligne. La concentration est très forte puisqu’on estime qu’environ 80% du commerce B2C passe par des plates-formes telles que Tmall, JD.com, DangDang… Si les ventes directes sur les sites propres de distributeurs et de marques se développent, la conquête rapide de chiffre d’affaires passe souvent par de telles plates-formes. Même des marques comme Apple, connues pour leur volonté de maîtriser toute leur chaine de valeur, se positionnent sur les places de marché, preuve de la force du modèle4. Une solution intéressante pour les marques est de segmenter les canaux en positionnant le site en propre sur l’offre premium et exclusive, et les places de marché sur les fins de série ou les promotions spéciales, évitant ainsi la cannibalisation.
  • Il est toutefois essentiel de développer en propre son activité pour ne pas être dans une situation de dépendance économique totale vis-à-vis de ces plates-formes, qui en outre ne respectent pas toujours l’image de la marque. Enfin les perspectives de croissance de la vente en propre sont très fortes. Il s’agit donc d’une excellente manière d’anticiper le rééquilibrage entre places de marché et ventes directes.
  • Mobile. le consommateur chinois l’est fortement. Dans les 5 dernières années, le nombre d’utilisateurs mobile a explosé, avec près de 500 millions de mobinautes, soit plus de 80% du total de la population en ligne. Si les achats sur mobile ne représentent encore qu’environ 10% du total des achats en ligne, ils sont clés en matière de préparation, et représentent une opportunité majeure dans les territoires où le haut débit fixe n’est pas installé. Soit justement les prochaines cibles du commerce en ligne…
  • D’autres spécificités-clés sont à prendre en compte, parmi lesquels on peut citer : l’appétence des Chinois pour les promotions (le prix est un des premiers critères de choix du online), la préférence pour contacter les services clients via le chat en ligne, la nécessaire adaptation du design des sites (abondance et richesse d’informations et de photos) et des processus d’achat (plus courts), le poids du Cash On Delivery (paiement à la livraison) ou encore le choix des navigateurs à privilégier en termes de compatibilité.

QUELLES PERSPECTIVES ?
Sur un marché en effervescence, il est parfois difficile de repérer les nouveaux enjeux et territoires où la compétition va se déplacer. Nous en avons identifié 4, qui nous semblent être les challenges principaux des prochaines années :

  • Comment tirer parti de la mutation croissante du commerce vers les nouveaux canaux (qui pourrait atteindre 20% de part de marché au global d’ici quelques années) ? Cette situation impose aux distributeurs et aux marques d’accélérer, sous peine de laisser l’essentiel du marché aux pure players comme actuellement (8 parmi le Top 10 marchand !), les conduisant ainsi à une érosion mécanique. Le commerce cross canal n’est pas une option mais une obligation, en Chine comme dans la plupart des pays
  • Comment construire un modèle O2O performant (on-line to off-line), afin de se servir du levier digital pour générer du trafic en points de vente ? Dans un pays où la plupart des acteurs dominants sont des pure players, sans réseaux physiques, les distributeurs doivent capitaliser sur cet actif différenciateur. La mise en place de jeux, en couplage par exemple avec un réseau social, ou de promotions off-line offertes on-line, sont des solutions intéressantes à travailler. Même si le O2O n’a pas encore le poids qu’il a en Europe, il s’agit d’une formidable opportunité à saisir
  • Comment mieux fidéliser ? Le modèle exclusivement centré sur les promotions atteint ses limites pour les marques, car destructeur de valeur. Les services restent à inventer pour réussir à fidéliser les consommateurs en ligne et créer un attachement durable à la marque
  • Comment mieux exploiter les données et en faire un véritable avantage concurrentiel ? Dans la révolution big data, le commerce omni canal possède une mine d’or : des données nombreuses, possédées en propre, et qui ne demandent qu’à être exploitées pour mieux servir les clients

Quelques conseils avant de se lancer…

Soyez :

  • Ambitieux : les e-Consommateurs sont déjà là, et les infrastructures sont performantes
  • Humble : la Chine est un pays numériquement avancé. Sachez comprendre et intégrer les spécificités locales pour réussir
  • Agile : les usages changent vite (canaux, réseaux sociaux), nécessitant des plates-formes souples et évolutives
  • Rapide : les parts de marché ne sont pas établies et les perspectives de croissance très fortes. Privilégiez le Time To Market
  • Exigeant : la qualité de service attendue par les consommateurs est élevée (livraison, service client, contenu)
  • Local : une présence locale et un réseau de partenaires établi en Chine sont indispensables pour réussir

1 CNNIC, février 2013

2 Bain & Company : « China’s e-Commerce prize », 2013

3 Euromonitor International, 2012

4 apple.tmall.com. 70 000 marques sont présentes sur Tmall