Transformation numérique de l’action publique : entre contrainte budgétaire et problème de gouvernance

 

L’évolution numérique du secteur public a été longuement discuté ce jeudi 15 mai à Paris à l’occasion d’une série de tables rondes. Le contexte de contrainte budgétaire a été mentionné comme une gêne mais aussi comme une opportunité française par ses conséquences.

 

Au sujet de la dépendance technologique des organisations françaises, “nous sommes devenus une colonie américaine”, déclare Martine Gouriet, directrice de la transformation numérique chez EDF , lors d’une table ronde sur la transition numérique dans le secteur public, organisée par Docaposte. La filiale numérique de La Poste est, par nature, concernée par les enjeux des acteurs publics. Tout comme EDF ou encore Transdev, codétenu par la Caisse des dépôts, dont le directeur du numérique, Stéphane Deux rappelle le récent constat du Cigref : 80% du total des dépenses liées aux logiciels et services cloud en Europe est passé auprès d’entreprises américaines. “Tout simplement car une organisation agile a besoin d’un acteur pérenne, opérant à une échelle mondiale”, justifie-t-il. Néanmoins, une solution française souveraine est une alternative souhaitable à la dépendance technologique aux acteurs américains. Surtout, il s’agit d’une alternative existante, insiste Martine Gouriet en déclarant que la croyance en l’absence d’autres solutions n’est qu’un mythe véhiculé par les lobbyistes. “La commission européenne regrette que les opérateurs européens soient trop fragmentés, chacun sur un unique segment”, admet-elle tout de même. Comme elle, Henri Pidaut, le directeur des actifs numériques chez SNCF, attend l’émergence d’un acteur mondial, à l’image d’OVH.

 

 

Vers une DGA du numérique ?

 

L’évènement parisien se déroulant le jeudi 15 mai n’a pas échappé aux habituels constats des organisations pour voir jaillir une superstar française : il faut plus de commande publique pour des solutions françaises, afin de permettre aux PME de se développer. Pour Martine Gouriet, “il faut arrêter de penser franco-français” et se tourner vers le marché européen, plus grand. De plus rares idées ont aussi été émises, comme celle de Bernard Giry, directeur général adjoint pour la transformation numérique de la région Ile-de-France, qui suggère un préfinancement par l’État, comme avec l’industrie de la défense. “Est-ce qu’il faudrait un DGA du numérique ?”, interroge-t-il en faisant référence à la Direction Générale de l’Armement , qui a pour mission de préparer l’avenir des systèmes de défense français.

 

« il faut profiter de cet empilement de contraintes extérieures pour se lancer »

 

Enfin, d’autres réclamations ont été faites : les acteurs français doivent s’unir. Et justement, un jeu collectif pourrait arriver bientôt, prédisposé par la contrainte budgétaire des services publics. “La situation géopolitique et budgétaire créé une opportunité, il faut profiter de cet empilement de contraintes extérieures pour se lancer”, constate Benoît Parizet, le directeur général adjoint de Docaposte. Bernard Giry confirme que la contrainte budgétaire change en effet les besoins de la fonction publique : “Quand la région Île-de-France a perdu 300 millions d’euros de budget, on a réinterrogé notre transformation numérique”. La conséquence principale : l’enjeu d’interopérabilité devient plus important. Une interface doit convenir au maximum pour de systèmes existants, d’autant plus maintenant que les collectivités locales ont peu de marges de manœuvre.

 

Partager les données, une envie grandissante dans la sphère publique

 

La contrainte budgétaire aide aussi les organisations publiques à se renouveler, ce qui passe nécessairement par une accélération de leur transformation numérique. Lors des tables rondes, l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (ANAH), l’Union Retraite ou encore Docaposte ont tous fait part de leur souhait de croiser les données, leur partage pouvant être lucratif. Guéric Jacquet, qui s’occupe du secteur public pour le cabinet d’audit EY, témoigne que 2,5 milliards d’euros ont été récupérés grâce aux données fiscales partagées pour du data mining ! Richard Bordignon, directeur de l’Union Retraite, souhaiterait aller plus loin dans les croisements d’adresse pour vérifier la cohérence des informations déclarées par les assurés entre celles qu’ils déclarent à leur régime de retraite et celles qu’ils déclarent à la CAF, ce qui permettrait de renforcer la lutte contre la fraude. Ainsi, il pourrait identifier des cas de fraude. La donnée va irriguer la transformation numérique du pouvoir public mais son partage est un défi. La France est un piètre élève en termes d’échanges de données : elle arrive 21ème sur 27 pays européens. Et pour cause, “un blocage culturel et inconscient lié à la collaboration passée avec lors de la Seconde Guerre mondiale”, explique Philippe Vrignaud qui travaille pour la direction interministérielle du numérique (DINUM).

 

 

La souveraineté commence par le bureaucratique

 

La théorie se confirme lorsqu’on regarde les pays suivants dans le classement, l’Allemagne et l’Italie. Sarah Lacoche, directrice générale du DGCCRF, œuvrant à la répression des fraudes, déclare aussi que “le croisement de données serait intéressant, mais leur sensibilité ne peut être ignorée : un opérateur sûr est vital et il doit être français.” Les solutions souveraines sont donc mises en avant grâce aux conséquences de la contrainte budgétaire. “La souveraineté commence par le bureaucratique”, insiste Henri Pidaut. Il raconte que, désormais, le terme ressort dans les appels d’offre. Au niveau européen, Stéphane Deux regrette qu’il n’y ait de commandes européennes pour une solution souveraine, « il s’agit d’un critère demandé, dans les discussions, mais pas commandé”.

 

« Au niveau local, les collectivités ne cherchent pas à se doter de solutions souveraines »

 

Romain Lucazeau, directeur général de la SCET, confie un constat plus alarmant. Au niveau local, les collectivités ne cherchent pas à se doter de solutions souveraines, allant à l’encontre de la tendance traversant les entreprises françaises. Gilles Babinet, coprésident du Conseil national du numérique, témoigne de l’absence de doctrine d’État pour unifier les demandes. À quand un CTO de l’État ?