Anatole Lécuyer (Inria) : « Ce regain d’intérêt pour la réalité virtuelle peut être l’opportunité de créer des projets utiles qui nous font rêver »

L’emballement autour du métavers présage une révolution dans notre façon d’interagir avec les univers virtuels. Et pourtant la réalité virtuelle ne date pas d’hier ! Anatole Lécuyer, directeur de recherche chez Inria, mène des travaux dans ce domaine depuis plus de vingt ans. Dans cet entretien, cet expert en appelle à dépasser le seul champ du divertissement et rappelle l’utilité de cette technologie dans des domaines insoupçonnés comme la santé. Au-delà du discours marketing, c’est donc l’occasion de faire le point sur la maturité de la réalité virtuelle à ce jour et les principaux freins qui restent encore en suspens. 

Anatole Lécuyer, directeur de recherche chez Inria © Inria_Photo Kaksonen

Anatole Lécuyer, directeur de recherche chez Inria © Inria_Photo Kaksonen

Alliancy. Après toutes ces années de recherche sur la réalité virtuelle, comment percevez-vous l’émergence soudaine du métavers ?

Cela fait 24 ans que je travaille dans la recherche sur les sciences du numérique, et en particulier la réalité virtuelle. Ce type de technologie existe depuis les années 1970 et le discours marketing récent autour du métavers oublie de mentionner que des preuves de concept et des produits existaient déjà dans les années 1980.

Nous assistons à un recyclage de concepts très anciens. En 1995, le Virtual Boy de Nintendo fut le premier casque de réalité virtuelle à avoir été commercialisé auprès du grand public. À l’époque, l’éditeur de jeux vidéo essuya un échec assez cuisant car les joueurs n’ont pas bénéficié d’une expérience que l’on peut qualifier d’immersive … 

Depuis les années 1990, plusieurs constructeurs ont tenté des sorties régulières de produits similaires mais ces derniers présentaient toujours des défauts. Cela venait souvent d’un problème de latence lié au manque de puissance de calcul ou bien à une mauvaise résolution. Résultat : l’utilisateur était malade, avait envie de vomir, et l’expérience était désagréable.

Ce qui change, ce sont les efforts de démocratisation de cette technologie qui ont pris de l’ampleur depuis le rachat d’Occulus par Facebook en 2014. Il y a trente ans, un casque virtuel relativement performant coûtait cher et était réservé aux groupes industriels dotés de gros calculateurs informatiques comme Thales ou PSA. Aujourd’hui, il est possible de s’acheter un visiocasque pour quelques centaines d’euros dans n’importe quel magasin d’électro-ménager.

Le graphisme n’est évidemment pas à la hauteur de celui d’une télévision mais cela devrait s’améliorer rapidement dans les prochaines années. C’est une question de temps. En revanche, le plus grand défi à relever à ce jour reste la démocratisation de l’usage : imaginer une personne qui garde un casque sur la tête toute une journée ne s’avère pas crédible. Il faut donner des raisons valables à l’utilisateur pour qu’il décide d’y revenir – comme il le fait déjà avec son smartphone.

Quelle valeur ajoutée peut-on trouver dans la réalité virtuelle ?

Nous travaillons depuis longtemps sur de nombreux usages qui ont une vraie valeur ajoutée. En tant que chercheurs, un des messages que nous portons est le fait de mettre en valeur ces exemples-là, au-delà du matraquage médiatique autour de la réalité virtuelle de divertissement.  

Nous pouvons citer le domaine de l’entraînement, de la formation ou de la maintenance industrielle, où la réalité virtuelle joue le rôle d’une application parfaite pour se mettre en situation contrôlée et ajustable à souhait. Le domaine médical est aussi un exemple très intéressant et nous comptons à ce titre dans notre équipe de recherche une médecin à demeure qui explore ce que le secteur peut tirer de cette technologie, notamment pour la rééducation et les thérapies.

Pendant cette conférence TedX d’octobre dernier, Anatole Lécuyer explique avoir lancé avec son équipe de chercheurs des tests au CHU de Rennes pour savoir si la réalité virtuelle pouvait aider à la rééducation de patients sortant du coma après une longue hospitalisation due au Covid-19.

Les systèmes de réalité virtuelle sont aussi de plus en plus utilisés par des PME et ETI avec moins de moyens que les grands groupes. J’ai en tête, par exemple, des plombiers et cuisinistes qui les utilisent pour donner une idée des travaux finis à leurs clients.

Pour ce qui est du métavers, la valeur ajoutée réside dans l’immersion offerte. C’est une expérience unique et puissante psychologiquement qu’il est possible de vivre, via un avatar – et qui peut faire prendre conscience de certains problèmes et nous aider par exemple à sensibiliser sur la question écologique. C’est en soi le même rôle que nous pouvons attribuer à la littérature ou au cinéma, mais en devenant cette fois acteur de l’expérience. 

La réalité virtuelle utilise des mécanismes perceptifs qui font que notre cerveau, en intégrant ces simulations sensorielles, perçoit une version crédible d’un monde virtuel et provoque des sensations très puissantes. La stimulation de la vue et l’ouïe est très efficace pour créer des expériences immersives. Il est par exemple possible de reproduire des sensations de vertige dont peu de gens peuvent s’abstraire. 

Quel est le plus grand défi à surmonter pour généraliser l’usage de la réalité virtuelle ?

Il reste beaucoup de défis et cela n’est pas forcément lié à la qualité visuelle permise par l’amélioration de notre puissance de calcul. Par exemple beaucoup de gens se cassent encore le nez sur la question du cybermalaise : cette nausée inconfortable qui rebute encore une personne sur trois après seulement quelques minutes d’immersion. 

Plusieurs pistes ont été explorées pour y remédier comme le fait de produire un effet de flou périphérique, ou bien stimuler davantage l’oreille interne afin que l’utilisateur se rende moins compte de l’environnement réel et du contexte sensoriel dans lequel il se trouve au moment de l’expérience. 

Samsung a même mis au point un casque qui envoyait un courant électrique à l’aide d’électrodes pour perturber cette oreille interne – à l’image du développement récent de prothèses qui opèrent une stimulation électrique fonctionnelle pour déclencher des activités musculaires. Mais actuellement il n’existe pas de solution miracle pour régler la question du cybermalaise. 

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D’ailleurs, nous n’avons probablement pas besoin de sortir le marteau-piqueur pour trouver la meilleure façon d’y parvenir. Des techniques simples sont parfois possibles pour tromper notre cerveau et offrir une immersion crédible. Au-delà de l’envie de proposer un outil générique pour toucher le grand public et le marché de masse, nous pouvons également gagner à faire du sur-mesure et adapter cette technologie à chaque situation. 

C’est ce que nous faisons lorsque des industriels ou des médecins viennent nous voir : nous nous efforçons de bien comprendre leurs besoins en termes d’expérience pour simuler les sensations adéquates. Ces dernières diffèrent grandement selon le contexte. 

N’y a-t-il pas un risque que la captologie s’y intéresse de trop près comme elle l’a fait pour nous rendre dépendants de nos smartphones ? 

Il y a encore des limites technologiques difficiles à franchir avant d’arriver à ce stade. Les stimulations visuelles et auditives se rapprochent du monde réel mais simuler le toucher virtuel reste encore compliqué voire impossible à atteindre. Pour vraiment ressentir la sensation de palper un objet, il faudrait une technologie capable de faire réagir les milliers de capteurs présents sur notre peau.

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En revanche, nous avons des techniques d’illusion pour contourner ce problème et il faut évidemment commencer dès maintenant à prévenir ces dérives de la captologie pour ériger des garde-fous. J’ai un avis plutôt techno-optimiste sur la question, mais il faut impérativement que d’autres professionnels comme des psychologues, des philosophes ou des sociologues s’emparent du sujet pour évaluer les risques psychologiques et sociétaux engendrés. La réalité virtuelle a un pouvoir très puissant qui peut amplifier les risques de dépendance par exemple. Des études doivent être menées pour étudier ces hypothèses et mieux évaluer les effets potentiellement délétères de ces technologies.

L’haptique semble d’ailleurs occuper une grande partie de votre travail de recherche … 

J’ai dirigé de nombreuses thèses sur le sujet et sur cette question de créer des sensations haptiques dites “fantômes”. C’est par exemple le fait d’arriver à faire ressentir le relief de galets sur une plage juste en demandant au sujet de passer un curseur de souris sur une image. La perception du relief est réelle mais nous jouons en réalité simplement sur la vitesse – accélérée ou ralentie – du curseur. Nous avons appelé cela des sensations « pseudo-haptiques », ni vraiment haptiques, ni purement visuelles, une sensation alternative ou hybride.

Depuis, nous avons documenté l’effet puissant des stimulations haptiques sous différentes formes, du poids d’un objet en passant par sa masse ou encore sa viscosité, et je suis heureux de voir que nos travaux inspirent de nombreux chercheurs sur le sujet dans le monde. Même Microsoft s’est mis à faire du « pseudo-haptique » !

Ces travaux puisent également dans le domaine de la mécatronique et de l’interaction homme-machine. Nous avions à ce sujet lancé en 2009 OpenViBE, un logiciel qui permet de contrôler des objets par le cerveau. Voilà un autre défi majeur, et une piste d’hybridation prometteuse pour ces technologies.

Est-ce que cet emballement autour du métavers est source d’opportunités ?

Je comprends très bien certains de mes collègues qui sont remontés contre le marketing actuel autour du métavers – qui a tendance à réécrire l’histoire, proposer des visions parfois simplistes et inquiétantes, et nous faire oublier que les recherches en réalité virtuelle sont très anciennes. Pour ma part, je suis plutôt positif et je pense que la démocratisation de cette technologie n’est pas forcément une mauvaise chose et peut donner lieu à de nouvelles réflexions et de nouveaux usages. 

Pour cela, il y a un effort d’explication à faire, et il faut montrer la vraie valeur que celles-ci peuvent apporter dans le domaine de la formation, du médical, du patrimoine culturel ou encore de la création artistique. Ce regain d’intérêt pour la réalité virtuelle peut être une opportunité pour créer des projets utiles qui nous font rêver. 

Est-ce que le métavers pourrait devenir un véritable terrain de jeu pour la recherche ? Je pense notamment à la fausse pandémie lancée dans World of Warcraft en 2005… 

J’y crois beaucoup et c’est déjà le cas. Les technologies de réalité virtuelle ont permis de nombreuses études psychologiques par exemple. C’est même devenu dans de nombreux laboratoires un paradigme expérimental à part entière pour étudier notre cerveau. Sur la question de la recherche sur la psychologie des foules comme celle menée dans World of Warcraft, sans doute que des études similaires verront le jour dans le métavers. Mais cela suppose que ce monde virtuel rassemble beaucoup de monde.