[Chronique] Crise et innovation : vrais changements ou pensée magique ?

Disruptions et réactions : la crise actuelle est-elle une période de rupture ou bien « demain ne sera pas comme hier » relève-t-il de la pensée magique ?

La Reine Elisabeth II,

La Reine Elisabeth II

La Reine Elisabeth II, dans une très rare allocution – hors cérémonie des vœux – le 5 Avril dernier, caractérisait l’actuelle pandémie de Covid-19 comme « un temps de disruption dans la vie de notre pays ». 

« Un moment extrêmement difficile » selon ses propres termes, quand les gouvernements de nombreux pays ont figé leur économie en interdisant la circulation des personnes et en fermant les commerces non indispensables ainsi que les écoles, limitant de ce fait la possibilité pour les parents de travailler, même à distance. 

En jeu, le risque sanitaire, sous un double jour : de saturation des hôpitaux d’une part, et de mortalité d’autre part. Le premier aspect est directement corrélé à la stratégie de chaque état, en l’occurrence mesurée en nombre de lits de soins intensifs disponibles. Rapportés au nombre d’habitant en effet, l’Allemagne offre 6 lits pour 1000 habitants, juste inférieur au Japon et à la Corée. La France est deux fois moins pourvue, à 3,1 lits pour 1000 habitants, au niveau des Pays-Bas (2,9), de la Norvège (3,2) et du Portugal (3,3), tandis que le Royaume Uni et la Suède sont à 2.1 lits pour 1000 habitants. 

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Le second aspect du risque est celui de la mortalité qui, pour cette pandémie, est très lié à l’âge des malades : le taux de mortalité ne peut qu’être surestimé tant que l’on ne connait pas précisément le nombre d’infectés (son dénominateur) ; il est en tout état de cause très inférieur à celui du SRAS, et de l’ordre de grandeur de celui de la grippe ; enfin, 84% des décès en France concernent des personnes de plus de 70 ans à date 

Or la densité de lits en soins intensifs disponibles n’est pas très corrélée à la pyramide des âges des pays : dans les pays les plus équipés en lits, le nombre d’habitants de plus de 65 ans était en 2016 de 13.6% en Corée du Sud en 2016, 21.5% en Allemagne, 26.9% au Japon, quand il était, dans les pays les moins équipés, de 18% au Royaume Uni et 20.2% en Suède.  

L’Humanité résiste de mieux en mieux aux crises 

Force est de constater que ces États sont donc diversement préparés au risque pandémique, dont celle de Covid-19 qui met en péril principalement un cinquième de leur population (les plus âgés), dont 5 à 10 % pourrait disparaître. 

GRAPHIQUE esperance de vie

Cependant, le risque pandémique n’est pas nouveau, et l’humanité a traversé de nombreuses crises dans le passé, toutes très limitées dans le temps selon une classique courbe en cloche de quelques mois. On constate plutôt une baisse drastique de leur gravité au fur et à mesure des progrès de la médecine. Ainsi de la grippe espagnole de 1918 dont les dizaines de millions de morts déjà très affaiblis par la guerre ont surtout succombé faute d’avoir inventé les antibiotiques. 

L’allongement de l’espérance de vie ne dit pas autre chose : l’humanité résiste de mieux en mieux aux aléas, et reste son pire ennemi (les guerres), comme le montre la courbe de l’espérance de vie en France reconstituée par Gilles Pison. 

Source : Évolution de l’espérance de vie en France.Gilles Pison (à partir de reconstitutions historiques et des données de l’Insee), CC BY-NC-ND 

Alors, pourquoi cette pandémie de covid19 serait-elle une disruption ? 

La véritable rupture semble être, par rapport au passé, la montée de l’aversion au risque et l’accroissement de la place de l’État vers lequel tous se retournent pour réclamer protection, le tout amplifié par une influence médiatique sans précédent. Bien qu’elle soit d’importance variable selon les pays et les cultures (plus de censure en Chine, moins d’aversion au risque aux États-Unis), cette nouvelle conjugaison de facteurs semble être à l’origine du séisme que vivent beaucoup de pays en ce deuxième trimestre 2020.  

En effet, pour tenter de juguler l’anxiété des populations et obéir à l’injonction du refus de la mort à tout prix, beaucoup d’États n’ont trouvé d’autre solution que le confinement. Or, en limitant le risque sanitaire immédiat en ralentissant considérablement la propagation du virus pour pouvoir gérer la ressource hospitalière de l’instant, le confinement crée de facto une crise économique qui se transformera très probablement en crise sanitaire à plus ou moins brève échéance. Pour ne parler que de la malnutrition, le Programme Alimentaire Mondial prévenait le 21 Avril dernier que le nombre de personnes au bord de la famine pourrait doubler à 265 millions de personnes. Sachant qu’il en mourait, avant pandémie, environ 21 000 personnes par jour, c’est environ 600 000 morts supplémentaires par mois de crise qu’il faudra attribuer aux mesures de confinement prises, dont un tiers environ d’enfants de moins de 5 ans. 

Ce compte macabre est certes pondéré aux yeux des dirigeants politiques par le fait que ces décès liés à la malnutrition interviendront probablement à une date encore inconnue et dans les pays les moins développés. Le coût sanitaire consécutif aux mesures de confinement devra néanmoins aussi inclure les conséquences psychologiques, les décès pour d’autres maladies non soignées, celles des violences conjugales…. Bref, le bilan planétaire à terme de cette pandémie risque de faire apparaître des réalités assez éloignées des intentions initiales. 

Un schéma classique de la disruption 

D’aucuns vanteront les mérites de la récession économique sur la santé (sic !) avec par exemple une page complète dans l’édition des Echos du 27 Avril 2020 : moins d’accidents de circulation, moins d’alcool (sauf pour les chômeurs), moins de pollution, mais plus de cancers. Mais même ceux-là se gardent de conclure que la récession améliore globalement la santé, tandis que le consensus se fait autour de deux idées : le progrès humain améliore la longévité en bonne santé, et la bonne santé de la population concourt à la bonne santé de l’économie. 

Nous voici bien au cœur du schéma classique de la disruption : 

  • Contexte nouveau 
  • Gravité de la situation 
  • Grande incertitude des conséquences des décisions prises 
  • Appréciations biaisées 

Pour compléter le tableau, il faut y ajouter l’incantation : « demain ne sera pas comme hier ». Celle-ci peut cacher deux réalités distinctes : d’une part, les périodes de confinement et de déconfinement nous auront ouvert à d’autres modes d’organisation de la société dont nous aurons pu tester le bienfondé, comme le télétravail (?), et d’autre part, nous saurons changer nos habitudes pour que ce genre de crise ne se reproduise plus. 

Pourtant, nous n’en prenons pas le chemin, il suffit pour s’en convaincre de regarder les méthodes appliquées à la recherche d’un traitement contre le coronavirus. Comme le précise le Professeur Raoult, chercher à répondre à la question d’une épidémie vraisemblablement limitée dans le temps avec une méthode mise en place sur le temps long pour des infections chroniques ou établies (protocoles d’essais randomisés) conduira probablement à obtenir des réponses trop tard. Alors qu’une recherche tous azimuts fondée d’abord sur des observations anecdotiques puis des séries observationnelles offre une agilité bien supérieure, et précieuse quand le temps est compté. Son dernier résultat (le septième depuis le début de l’épidémie), prépublié le 27 Avril mais non encore revu, montre, sur 568 patients gravement atteints du Covid-19, une mortalité de 18.8% chez les patients traités à l’hydroxy chloroquine (48 personnes) contre 45.8% chez ceux traités « classiquement » (520 personnes). Quant à l’étude randomisée internationale Discovery pilotée par l’INSERM, bien qu’elle ait enrôlé 540 patients en France le 7 Avril, elle n’est pas parvenue à attirer d’autres pays européens effrayés par sa lourdeur et son coût. Et ses résultats, même intermédiaires, se font toujours attendre. 

Si le grand public a bien compris la nécessité d’adapter la méthode à l’objectif, on a vu bon nombre d’ « experts » et d’hommes politiques crier au fou et se rassurer avec des méthodes … d’hier. Ils objectent que les méthodes agiles ne sont pas adaptées à la médecine, au vu des risques encourus. S’il est vrai que mettre sur le marché un nouveau traitement nécessite toutes les précautions d’usage, administrer, lorsque l’on déplore plusieurs centaines de morts par jour, un traitement dont on suit quotidiennement les éventuels effets secondaires ne répond certes pas à l’objectif d’une étude randomisée, mais bien à celui de sauver des vies. Plus d’un quart auraient pu être épargnées si l’on en croit l’étude chinoise. 

Des cygnes noirs à la pensée magique 

Les directions informatiques dénigraient de la même façon à leurs débuts les méthodes agiles, bien inférieures en efficacité (selon les critères de l’époque) au cycle de développement en V. L’histoire a montré depuis qu’il fallait parfois abandonner ses objectifs pour s’ouvrir à d’autres méthodes plus adaptées à un contexte donné. 

Espérons que malgré l’éventuel enjeu de communication (un bilan de plus de 6 000 morts qui auraient pu être évités en France par obscurantisme ?), l’histoire pourra retenir que d’autres solutions sont plus efficaces que les études randomisées en période d’épidémie aigue, ce qui n’enlève rien à ces dernières pour les études de fond, de même qu’on continue de développer de gros projets informatiques selon le fameux cycle en V. 

Quant à l’adoption dans la durée de changements imposés dans la précipitation, resteront-ils pertinents une fois la crise passée ? Les adeptes du télétravail le pratiquaient avant la crise, et continueront ensuite, tandis que les réfractaires (44% des salariés français interrogés par un sondage d’Opinion Way pour le cabinet Empreinte Humaine pendant la première semaine d’Avril se sentent en situation de « détresse psychologique ») attendent avec une grande impatience la possibilité de retourner en entreprise. Le biais cognitif de confirmation est à l’œuvre, renforçant chacun dans ses convictions. 

Enfin, ces crises imprévisibles sont des cygnes noirs, comme l’a bien décrit Nassim Nicholas Taleb, que rien ne peut permettre d’anticiper, car elles ne sont pas précédées de signes précurseurs lisibles autrement qu’a posteriori. Alors, même si les nouvelles générations auront à cœur de ne pas faire comme leurs aînés, nous pouvons imaginer être bien mieux préparés à une éventuelle prochaine pandémie (10 fois plus de lits d’hôpitaux ? Confinement sélectif ?), mais rien n’est moins sûr que l’humanité soit soudain à l’abri de crises de toute nature… Une autre lecture du progrès pourrait au contraire montrer qu’il résout chaque crise en préparant la suivante. Songez que l’automobile est née pour résoudre un problème écologique, celui du crottin de cheval insalubre envahissant les villes. Et elle y a réussi pendant un siècle, avant que le volume du parc installé entraîne un autre problème écologique, la pollution de l’air. Ainsi, l’humanité est contrainte d’aller de résolution de problème en résolution de problème, chaque nouveau problème étant créé par la résolution du problème précédent. Le « précautionnisme », qui incite à ne rien faire si on n’est pas absolument sûr de l’innocuité de la solution proposée, conduit à l’immobilisme… dans la crise de l’instant t, qui, elle, s’aggrave. 

La culture de chaque entreprise à l’épreuve 

De fait, derrière l’incantation « demain ne sera pas comme hier » née de la pandémie de Covid-19, la seule innovation à date concerne la conscience environnementale (la chancelière allemande comme le PDG d’Air France n’ont pas dit autre chose quand ils ont évoqué ce futur). Pensée magique, comme si les épidémies étaient dues à la pollution (même si l’exposition à une forte pollution de l’air semble aggraver la pathologie). Plus prosaïquement, l’opinion publique attendant des gestes en faveur de l’écologie, c’est donc une réponse « facile », bien qu’elle tombe à côté du problème. 

Nouveau contexte, situation grave, incertitude et biais d’appréciation caractérisent également les disruptions qui apparaissent dans la vie des entreprises, d’où le vocabulaire employé par la Reine d’Angleterre. Or on ne peut pas se prémunir contre le risque de disruption en essayant d’anticiper celles qui vont arriver car les biais de l’entreprise la rendent aveugle à leurs signes avant-coureurs.  

Si les incantations et la pensée magique sévissent là aussi, la réponse managériale « moderne » enseignée dans les meilleures écoles propose justement d’élargir la culture de l’entreprise à des profils différents. Il faut aussi apprendre à les écouter, sans tomber dans le travers du « nous, ce n’est pas pareil », qui revient d’autant plus vite que l’entreprise se sent en danger : un réflexe irrationnel difficilement gérable par la raison, comme le sont également les biais cognitifs, les plus sûrs ennemis des stratèges. Il faut enfin accepter l’incertitude des stratégies, et néanmoins continuer à en bâtir, bref apprendre à pivoter rapidement. 

A cette réponse managériale difficile à mettre en œuvre, peut-être faudrait-il ajouter deux ingrédients : l’humilité face à ses propres réalisations et son pendant, la bienveillance, à l’égard de la nouveauté, ainsi que la créativité, pour se projeter sans attendre. Deux éléments clés pour s’auto-disrupter avant de se faire disrupter. C’est peut-être plus facile en entreprise qu’en politique, voire qu’en médecine, dommage…